Voir Claire Denis s’essayer à la science-fiction ne peut être qu’excitant. Au cours d’une carrière éclectique, la réalisatrice a visité de nombreux genres sans jamais perdre de sa singularité.
Le cahier des charges primaire sera donc respecté : un futur proche vaguement dystopique, une odyssée spatiale, un vaisseau, quelques éléments de technologie et un saut vers l’inconnu.
Un terrain balisé qu’il va s’agir de miner, si l’on connait un peu les manies et les malices de la cinéaste.
Il est éminemment difficile de ne refréner les tentations de comparaisons par rapport aux deux grands maîtres auteurs en la matière : le Tarkovski de Solaris et le Kubrick de 2001, phares éternels et encombrant le cosmos depuis un demi-siècle. Au premier, Claire Denis emprunte une réflexion sur la Terre dès lors qu’elle est quittée, et la propension de l’homme à se redéfinir lorsqu’il rompt les amarres avec les contraintes qui faisait de lui un être humain. Le récit fragmenté, les images assez vintages du passé terrestre, le mystère insondable d’hommes torturés renvoient à cette station mentale qu’avait élaborée le penseur russe. A l’ombre du second, on retrouve la dynamique générale du parcours et les bonds successifs qui font passer de la science à une forme plus pur de lâcher-prise, un rapport renouvelé au temps, sorte de sur-place anxiogène jusqu’aux abords d’un trou noir riche d’effrayantes promesses. Quant à cette serre volante, sorte d’arche naturelle perdue aux confins du cosmos, elle renvoie aussi aux maladresses du Silent Running de Douglas Trumbull…
Les thèmes sont forcément communs, et ne peuvent être ignorés, même si l’on prend soin ici d’afficher certaines distances, à l’image du rapport à la musique, davantage composée de nappes atmosphériques que du lyrisme conventionne, ou de ce vaisseau, parallélépipède tranchant – maladroitement ?- avec la circularité mythologique imprimée sur la rétine de tous les cinéphiles.
Mais le véritable apport de la réalisatrice sera celui du corps, thème obsessionnel dans son travail. Alors que le début du récit semble opposer la pesanteur de la violence terrestre (mobile de la présence des ces condamnés à la réclusion, candidats à cette mission suicide) à l’impesanteur d’un vaisseau dans lequel une communauté plutôt paisible se serait créée, le joli ballet cosmique de cadavres en scaphandres annonce une issue plus tragique, même si elle semble la condition à la nouvelle ère d’un couple qui serait composé d’un père et sa fille. Les allées et venues entre le présent de la vie et le passé tourmenté qui y a conduit fait la force provisoire du film : mêler, par exemple, la tendresse du père face à sa progéniture aux expériences douteuses de fécondations forcées, confondre la silhouette d’une enfant devenant femme avec ses ancêtres malmenées ou elles-mêmes violentes génère une vision contrastée et perturbante des figures humaines.
C’est dans ces séquences principalement centrées autour du personnage de Juliette Binoche (la sex box, le rapport aux patients, endormis notamment) que jaillissent de réelles aspérités, au sein d’un récit généralement feutré et presque asthénique. La partition de Pattison en moine, si elle se justifie pour faire de lui une sorte de candidat à l’infini, est finalement à l’image de ce film étrange, qui se garde bien de conclure : ambitieux mais minimaliste, torturé mais désincarné.