Avec ce second visionnage, je trouve toujours fou que Hideo Gosha enchaine ainsi coup pour coup, avec Goyokin, deux tels chefs-d'oeuvre du genre, surtout qu'ils s'imbriquent parfaitement dans ses obsessions. Car après avoir suivi l'histoire d'un ronin mort de l'intérieur, les valeurs du samouraï étant rendues périmées par une hiérarchie pyramidale peu soucieuse de ses subalternes, Gosha va encore plus loin dans ses intentions. On pourrait reprocher au début du film sa relative lenteur dans la mise en place des éléments, mais la relation triangulaire qui est au centre du récit, représentant à elle seule le déclin d'une époque, vaut vraiment la peine qu'on s'y attarde. On suit ainsi Takechi, homme de pouvoir ambitieux prêt à tout pour monter les marches, puis Sakamoto, qui vise un gouvernement plaçant les hommes sur un pied d'égalité en abolissant les castes, et enfin Izo Okada, au départ simple paysan, mais rêve d'être un samouraï et se met donc au service de Takechi en tant que tueur (comme tant d'autres), sauf que ce dernier le traite comme un chien à son insu. Ainsi, les samouraïs ne se battent plus pour un idéal de justice, mais sont réduits à l'état de tueurs sans pitié, soit-disant pour le bien de la société, donnant lieu à des confrontations des plus brutales.
Mais ce n'est pas si simple, car Izo, malgré son penchant pour la violence (comme l'atteste l'une de ses premières apparitions où il se délecte d'un meurtre comme d'un chien), a un bon fond, mais il est aussi facilement manipulable. Un comportement fidéiste qui rappelle forcément l'obéissance traditionnelle et bêtasse au code des samouraïs, sauf qu'il demeure dans sa forme très différent de l'archétype du héros traditionnel. En effet, sa personnalité volcanique (faisant penser au personnage de Toshiro Mifune dans Les 7 samouraïs) au combat comme dans sa vie sentimentale finit par lui causer de sérieux problèmes, plongé ensuite vers une descente en enfers aux atours initiatiques. De l'état de bête sauvage domestiquée, il réalise brusquement son état d'esclave (cette scène où son maître feint de ne pas le reconnaître est tout simplement géniale par son côté sombre, impitoyable, et ironique), avant de s'en libérer et devenir un homme à part entière, à savoir entièrement libre (ce tournant est vraiment touchant, avec ce plan qui montre son visage de biais, pleurnichant et perdu), dans la vie comme dans la mort (pas un hasard si la dernière scène ressemble très étrangement à la scène de la Passion).
Pour donner corps à ces personnages, un casting en béton a été choisi. On retrouve Tatsuya Nakadai dans un rôle à contre-emploi qu'il empoigne avec conviction, froid et cachant bien son jeu, et surtout Shintaru Katsu (l'acteur de la série Zatoichi), magistral dans le rôle de ce chien fou mais naïf, et donc finalement touchant, car concentrant en lui de ce qu'il y a de plus faillible et humain, rendant la reconquête de sa dignité d'autant plus puissante et percutante. En plus de cela, Gosha livre ici tout simplement l'une de ses plus belles fresques de personnages, si bien que l'histoire passe parfois presque au second plan, se plaisant à s'attarder sur leurs caractères bien trempés mais échappant tout aussi bien à un jugement facile, tant les pions, dirigés qu'ils sont à des fins inconnues d'eux, que leurs maîtres qui ne manquent pas de zones d'ombre. Qu'ils soient secondaires ou principaux (tueurs, princesse, prostituée), chacun a ainsi son importance, son rôle à jouer, et certains destins sont même touchants, jouets, encore une fois, d'enjeux qui les dépassent.
Malgré quelques longueurs trahissant en fait l'intérêt minutieux que porte Gosha à ses nombreux et passionnants personnages, Hitokiri est bien l'un des plus beaux représentants mis en boîte sur la fin des samouraïs et de ses valeurs totalement vidées de leur sens, à la fois viscéral et touchant, avec un climax de 30 minutes qui mérite à lui seul le détour.