Nous venons de passer une année pour le moins éprouvante, sidérés par des parenthèses sanglantes d’une extrême violence. Certains d’entre nous connaissent des proches qui ont été les cibles de tueurs munis de fusils d’assauts et de ceintures d’explosifs. Les rescapés doivent vivre, aujourd’hui, avec ce traumatisme : le surgissement improbable de scènes de guerre dans leur quotidien et les atroces dégâts humains qui en résultent. On ne peut le minimiser, mais il faut nous garder de suivre les va-t-en-guerre, stars des médias ou professionnels de la politique en mal de responsabilité, voire de légitimité. Utiliser la sidération populaire et la douleur des familles des victimes pour justifier l’alignement du gouvernement — déjà perceptible, mais radicalisé face aux événements — sur l’idéologie néoconservatrice est une malhonnêteté intellectuelle. L’état de guerre a été déclaré de façon martiale par l’exécutif et l’état d’urgence prolongé, réécrit et sera probablement inscrit dans la Constitution. Certes plus de 150 personnes ont été tuées brutalement en 2015 par des agents du chaos, certes le pouvoir se drape des apparats du spectacle militaire, mais nous sommes loin de connaitre une situation de guerre sur le territoire.
Comment continuer à vivre, après avoir été attaqué, dans un pays en guerre, voilà ce que cherche à nous faire comprendre Homeland : Irak Année Zéro. Pour ce faire, à contrario d’une certaine école hollywoodienne, le cinéaste se refuse de faire de son œuvre un spectacle. Franco Irakien, Abbas Fahdel choisit comme matière créatrice ses proches et sa propre famille. En 1990, alors que George Bush Sr lançait l’armée étasunienne au secours des puits de pétrole koweïtien pris au piège de l’invasion irakienne, Fahdel se trouvait à Paris. Il était partagé entre la joie de sa nouvelle paternité et l’angoisse de perdre les siens. À ce besoin viscéral et personnel d’être, cette fois, aux côtés de sa famille s’ajoute la volonté artistique d’amener le spectateur à entrer dans l’intimité des Irakiens. Il faut dire que si les Irakiens ont subi la propagande de Saddam Hussein, le « monde libre » a vu de la guerre ce que le Pentagone voulait nous montrer. Documentaire immersif, le travail du cinéaste n’a de sens que dans sa volonté de construire son œuvre dans la durée. En presque six heures, le réalisateur arrive à nous faire comprendre comment la guerre impose la confusion des esprits, et ce qu’est la vie dans le chaos. Scindé en deux parties, Homeland : Irak Année Zéro débute dans une dictature en paix. Il nous permet de découvrir la cuisine irakienne, les repas de famille, les discussions autour d’un verre et l’exploration du monde par les enfants. Parfois, ces derniers s’interrogent sur tel ou tel philosophe, parfois ils préfèrent regarder des dessins animés. D’autres fois, ils parcourent la campagne environnante, longeant le Tigre, admirant la nature et les vestiges d’un des berceaux de l’humanité. Surtout, ils s’amusent à se battre. Abbas Fahdel nous amène chaleureusement vers le point de non-retour : les bombardements de l’Irak par les USA et l’occupation si particulière du territoire irakien par les États-Unis. À peine trois heures sont-elles passées qu’on a pourtant l’impression d’avoir partagé toute une vie avec les proches du cinéaste.
En entrant dans l’intimité de ce groupe, on se retrouve surpris de les voir se réjouir de la volonté de George Bush Jr de mettre un terme au règne de Saddam Hussein, fatigués qu’ils sont de subir le poids de la dictature, des conséquences de l’embargo international, des rationnements alimentaires et de la propagande du régime dont ils se moquent. Même les enfants ne redoutent pas la guerre, celle-ci après tout, semble être pour eux une fatalité. En posant sa caméra régulièrement, tout au long du documentaire, sur la mise en scène des conflits par des gamins, le cinéaste nous fait comprendre qu’il n’en est rien. Les angoisses de l’enfance se traduisent en réalité par une simulation de batailles de moins en moins innocente, de plus en plus précise au fur et à mesure que les bombardements se font sentir. Certain comme le cinéaste engagé, Jonathan Nossiter oppose Homeland : Irak Année Zéro au travail de Clint Eastwood sur American Sniper. Si l’un est le contrechamp de l’autre, et que la posture conservatrice d’Eastwood est loin de correspondre à la position humaniste d’Abbas Fahdel, ils se rejoignent pourtant dans la vision qu’ils portent sur la culture de la violence et la destruction de l’enfance par les armes. Là où la guerre l’impose aux Irakiens, cette culture est aux USA inscrite dans la Constitution. Mais si le regard inquiet d’Abbas Fahdel s’arrête parfois sur les jeux belliqueux, il les met en perspective face à l’utilisation de l’horreur par les autorités irakiennes. Alors que les bombardements sont annoncés, Fahdel suit son jeune neveu, Haidar, dans des décombres transformés par le pouvoir en musée mémoriel en hommage aux victimes civiles exterminé par l’armée étasunienne durant de la guerre du Golfe. On comprend qu’il s’agit du plus grand massacre d’Irakiens perpétré par le Pentagone, plus de 400 personnes furent pulvérisées par une frappe dite « chirurgicale ». Haidar y montre à son oncle les restes humains incrustés dans les murs, les photos de nourrissons carbonisés. Un crime de guerre qui n’a jamais été puni. La réalité s’impose alors et le cinéaste coupe sa caméra.
On se retrouve sur une autoroute après la fin des bombardements, on nous apprend qu’il était impossible d’y circuler du temps de la dictature. Il s’agissait d’une voie privée exclusivement réservée aux proches du pouvoir, dans les immenses étendues de palmiers venaient s’amuser la haute bourgeoisie irakienne. Au même moment dans les geôles du pays on torturait les opposants politiques. Le Tigre bleu est toujours là, comme un fil conducteur entre les deux parties du métrage. Mais on découvre un autre visage de l’Irak, celui d’un pays qui pense enfin être libre et qui progressivement se rend compte de la terrible situation. Abbas Fahdel ne fait pas mystère de l’influence du néoréalisme italien et, évidemment de Roberto Rosselini et son Allemagne Année Zéro, dont il paraphrase le titre. On prend pourtant la véritable portée de cette influence lorsque le cinéaste et son neveu parcourent les ruines de Bagdad et sa région. Chose remarquable, Abbas Fahdel ne cherche à aucun moment à utiliser sa mise en scène contre les combattants étasuniens, bien au contraire. On découvre plutôt une autre réalité de la guerre, celle du déploiement d’une armée composée très souvent de soldats encore adolescents. Des visages enfantins, la mine parfois désolée de refouler des civils d’une zone dont on se doute qu’il s’agit de la fameuse Green Zone. Un territoire de 10 km2 sous contrôle de la première puissance militaire mondiale. Ultra-sécurisée, elle concentre autant le cœur de la stratégie impérialiste des USA, permettant à ses entreprises de piller les richesses du pays, que la colère des Irakiens. Et si le cinéaste n’utilise pas son film contre les mômes que les USA ont envoyé dans sa patrie, tout son documentaire est un pamphlet contre l’occupation étasunienne, contre la stratégie du choc imposée par les néoconservateurs au pouvoir aux États-Unis.
Car loin d’avoir apporté à l’Irak la démocratie, les USA ont mis en place un nouveau modèle autoritaire : la culture du chaos. Assurés de sa domination militaire, ces expatriés peuvent circuler sans trop de crainte, et accompagner un gouvernement élu dans des conditions pour les moins contestables. Hors de la Green Zone, c’est bien la destruction d’un état qui a été mis en place, en laissant dans un premier temps les gangs de criminels irakiens piller les vestiges de l’histoire irakienne, ou de la culture moderne du pays. C’est ainsi que Fahdel se désole avec l’un de ses meilleurs amis, acteur irakien, de la destruction du centre national du cinéma irakien. Toute la mémoire cinéphilique anéantie de façon gratuite. L’émotion gagne les deux hommes lorsqu’ils se retrouvent dans les décombres. Les Irakiens découvrent horrifiés que tout comme il n’y avait jamais eu d’armes de destruction massive prête à être utilisé, il n’était pas non plus question d’apporter la démocratie en Irak. Si Abbas Fahdel suggérait dans la première partie que l’Irak devait composer avec une certaine culture machiste, on comprend que la stratégie des États-Unis d’Amérique favorise les crimes envers les femmes. Elles se trouvent, en effet, les premières victimes des enlèvements et des viols qui se multiplient. Les mouvements islamistes dont s’était servi Saddam Hussein à la fin de son règne, pour conserver son autorité, prennent la tête de la contestation pacifique contre l’occupation étasunienne. Progressivement, les femmes se voilent et se voient refuser de quitter le domicile familial. L’état chaotique de l’Irak laissé à l’abandon, sans institution réelle, voit sa population s’armer soit pour se protéger des criminels ou tout simplement parce qu’elle a rejoint les gangs qui se disputent le territoire des villes irakiennes. Dans la campagne, hors champ, s’organise la fuite de l’armée irakienne, fidèle de Saddam Hussein qui vient grossir les rangs de la plus grande organisation criminelle sectaire : Daesh. À la manière des Cartels mexicains, celle-ci cultive sa violence extrême à travers les réseaux sociaux, et fait miroiter l’ordre, la paix intérieure et la richesse à tous ceux qui cherchent à la rejoindre. Une idéologie qui s’appuie, également, sur un discours anti-impérialisme, prônant l’internationale du djihad prenant la forme de la mondialisation du chaos et un fantasme d’apocalypse. Le dernier plan de Homeland : Irak Année Zéro restera à jamais dans la tête des spectateurs. On s’interroge alors, en quittant ces gens que l’on a accompagnés pendant six heures, sur le temps qu’il nous reste : l’affrontement de ces idéologies de morts n’est-il pas en train de construire, sur l’un des berceaux de la civilisation, le cercueil de l’humanité ? Reposant sur une manipulation avérée, l’application de la guerre au terrorisme prend forme avec l’attaque de l’Irak par les États-Unis. Aujourd’hui l’on sait qu’elle a engendré une période historique de multiplication d’attentats au niveau international. À l’image de celle contre la drogue, la guerre au terrorisme est vouée à l’échec. Brandir une idéologie mortifère n’apportera rien de plus qu’un monde ressemblant fort au Fils de l’homme d’Alfonso Cuaron. Soyons-en avertis, il s’agira de la victoire du chaos.
Cinématraque