Par Jérôme Momcilovic

Dans la filmographie de Bruno Dumont, Hors Satan vient prendre le relais d'Hadewijch en passant par un chemin paradoxal. A qui avait cru discerner dans la surprenante douceur d'Hadewijch une voie nouvelle pour lui, en même temps qu'une manière de sortir son cinéma de la glaise épaisse et austère où il l'avait jusqu'alors pétrie, à ceux-là, donc, Hors Satan apporte à la fois une confirmation et un démenti cinglant. Un démenti parce que Dumont y revient, comme on dit, à ses fondamentaux : un village du Nord et la lande qui le borde (les dunes aussi, puisque Dumont a poussé sa caméra quelques kilomètres plus loin, au bord de la mer, sur la Côte d'Opale) ; un type au visage tors qui, comme le Demester de Flandres, parle (beaucoup) moins qu'il ne marche, regarde moins qu'il ne fixe (mais quoi, quel Dieu, quel Diable, dans le ciel immense auquel il adresse un angélus, les genoux dans l'herbe ?), et dont le regard et la marche polarisent tout, le reste des personnages, le décor ; enfin quelques événements qui viennent, incongrus, se déposer sur cette morne plaine : un type qu'un coup de fusil envoie valser au fond de sa grange, un chevreuil qu'on abat pour rien, un baiser et un coït donnés sans volupté à des corps baveux parce que c'est un exorcisme qu'on pratique, parce qu'on déloge Satan.

Le tableau a l'air chargé, il l'est pourtant moins qu'il n'en a l'air, et c'est là que se trouve la confirmation. Parce que la rudesse un peu volontariste qui a toujours fait la marque de son cinéma, Dumont la réactive ici avec une douceur inattendue, une sorte d'évidence, de littéralité réglée sur le pas de son personnage. Et le film au final est plus rude encore, mais c'est parce qu'il est plus fin. D'ailleurs il y a un détail tout bête, dans lequel on est tenté de voir un signe : pour la première fois le ciel, cette toile immense à nouveau tendue au-dessus du décor, paraît moins lourd, moins encombré. Le film, lui aussi, est dégagé. Dégagé des coups de force, puisque tout advient dans l'évidence des gestes, des regards posés sur un paysage qui n'avait jamais semblé si habité qu'ici. Dégagé surtout du surplomb mystique qui, enfin, peut cesser de nous faire des clins d'œil de derrière le décor puisqu'il est ramené (comme il l'était dans Hadewijch) au premier plan du récit, et donc, d'une certain manière, évacué d'emblée, nié comme problème - c'est tout bête, Hors Satan raconte l'histoire d'un vagabond qui est aussi un messie, et qui vient accomplir des miracles à la demande des habitants d'un hameau tracassé par le diable. Dégagé aussi, du coup, de la dialectique un peu pesante qui prévalait jusqu'alors (la terre vs. le ciel, sociologie contre mythologie), et offrant en cela de retrouver derrière les signes de la liturgie l'évidence d'un western, la simplicité d'un récit fantastique.

Pour en arriver là, il a fallu à Dumont piétiner longuement les terres qu'il a choisi d'arpenter, malaxer longtemps (quatre films - plus un, avec Twentynine Palms, accident de parcours dans le désert) le même argile. Il ne fait aucun doute qu'il trouve là, avec Hors Satan, quelque chose qu'il cherchait depuis longtemps. Et que le film touche au but, entre autre, parce que Dumont réalise enfin que la mise en scène l'intéresse plus que la métaphysique. Ou plutôt : que la composition est la condition de tout, ce qui permet de déduire tout le reste. Des premiers films ne reste ici, ramené à son expression la plus simple, qu'un agencement de forces (lui parle d'« intensités »), réglé avec une précision inédite. Que Dumont ait décidé, pour la première fois, de prendre seul les commandes du montage, y est pour beaucoup : le film tient presque entièrement dans ses raccords, audacieux et féconds, et développant une logique de rupture si systématique qu'elle n'entrave jamais la fluidité de l'ensemble. Ça relève du tour de force, et surtout c'est une manière de résoudre, avec une efficacité redoutable, les problèmes inhérents à la méthode Dumont. Dégagé de la vraisemblance, et assumant par ailleurs sa part possiblement grotesque, le film ne court plus le risque du ridicule. Et trouve en chacun de ses coins, étale et indéniable, la puissance après laquelle Dumont courait depuis le début.
Chro
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Chro : Top 10 cinéma 2011

Créée

le 29 août 2014

Critique lue 371 fois

Chro

Écrit par

Critique lue 371 fois

D'autres avis sur Hors Satan

Hors Satan
Sergent_Pepper
9

Des hommes et des lieux.

Le spectateur aguerri à Bruno Dumont sait qu’on ne rentre pas en toute impunité dans chacun de ses nouveaux films. Après les mystères du fanatisme d’Hadewijch, le cinéaste poursuit son exploration du...

le 3 sept. 2015

47 j'aime

10

Hors Satan
JimBo_Lebowski
10

Délivrez-vous du mal

Assurément le film le plus sombre, mystérieux et abouti de Bruno Dumont, en avançant dans sa filmographie je trouvais que depuis L’humanité ses longs métrages tournaient un peu à vide, sans pour...

le 28 avr. 2016

39 j'aime

12

Hors Satan
takeshi29
10

Dieu et Satan l'habitent

Le cinéma de Dumont aimante, secoue, perturbe. Avec lui, on frôle parfois un ascétisme quasi-kantien mais ça tangue fort. Pour l'aborder au mieux, il faut juste ouvrir les yeux et rendre les armes ...

le 7 mars 2012

29 j'aime

10

Du même critique

Les Sims 4
Chro
4

Triste régression

Par Yann François « Sacrifice » (« sacrilège » diraient certains) pourrait qualifier la première impression devant ces Sims 4. Après un troisième épisode gouverné par le fantasme du monde ouvert et...

Par

le 10 sept. 2014

43 j'aime

8

Il est de retour
Chro
5

Hitler découvre la modernité.

Par Ludovic Barbiéri A l’unanimité, le jury du grand prix de la meilleure couverture, composé de designers chevronnés, d’une poignée de lecteurs imaginaires et de l’auteur de ces lignes, décerne sa...

Par

le 10 juin 2014

42 j'aime

Ultraviolence
Chro
3

Comme une parodie d’une BO de Lynch, interprétée par une godiche lobotomisée.

Par Tom Gagnaire Chez Lana Del Rey, tout semble tellement fake qu'on peine à croire à la sincérité de la demoiselle dans cette tentative risible de vouloir faire un disque plus abrasif, rauque et...

Par

le 26 juin 2014

31 j'aime

29