"L'Amérique n'a jamais été innocente" (James Ellroy)

Quelques heures après avoir vu Hostiles, alors que je repensais sans cesse au film, je me suis soudain posé une question : depuis combien de temps n'avions-nous pas vu des Indiens dans un western ? Bien entendu, il faut tenir compte du fait que les westerns ne pullulent pas de nos jours (et encore moins les westerns de qualité), mais la question m'a quand même tarabusté.
Longtemps, les Indiens ont finalement servi à renvoyer une image des Blancs, que cette image soit positive (les Indiens sauvages et barbares, pour contraster avec l'héroïsme des Blancs civilisés) ou négatives (les Indiens étant alors les « bons sauvages » rousseauistes accentuant la cruauté de Blancs génocidaires).
Pour des raisons évidentes, il paraît difficile d'employer encore de tels procédés de nos jours (n'en déplaise à Inarritu, dont le film The Revenant utilise le second thème, ou même au Malick du Nouveau Monde). Alors quoi ? Les Indiens disparaissent purement et simplement parce qu'on ne sait pas quoi en faire scénaristiquement parlant ?
Scott Cooper a choisi, quant à lui, de prendre une voie empruntée autrefois par John Ford dans son monumental La Prisonnière du désert : renvoyer dos à dos les Blancs et les Indiens, les identifier dans la même violence, la même haine, la même cruauté. Dans ce film, John Wayne interprète un ancien soldat, Ethan Edwards, qui voue aux Indiens une haine farouche aux Indiens. Au fil du film, on apprend que Ethan parle très bien plusieurs dialectes Indiens, qu'il connaît leurs coutumes et qu'il sait comment parlementer avec eux. Mais aussi, qu'il n'hésite pas à scalper ses victimes. En bref, Ethan ne valait pas mieux que le chef indien Scar qu'il cherche à retrouver.
C'est ce procédé-là qu'emploie Cooper pour son film. Avec évidence, les deux premières scènes posent déjà le décor : sauvagerie de Comanches contre des pionniers blancs, sauvagerie de cavaliers contre des Cheyennes, un point partout, la balle au centre ! Et le film va dérouler ces similitudes entre les Indiens et les Blancs, que ce soit en positif ou en négatif.
A vrai dire, c'est surtout le négatif qui apparaît de prime abord. Alors que l'on apprend à connaître un peu mieux le capitaine Joe Blocker, il nous est d'emblée présenté comme un homme brutal et cruel. Lui aussi scalpe ses victimes. Il est animé d'une haine féroce contre les Indiens dans leur ensemble. Et quand on lui demande d'escorter celui qui fut un de ses pires ennemis pour qu'il aille mourir dans ses terres ancestrales, le dialogue est très éclairant :
« C'est un boucher.
_ Alors vous allez vous entendre, tous les deux. »


La citation qui est placée en exergue du film est suffisamment explicite : Hostiles est un film sur la violence. Le portrait d'un pays ravagé par la violence. Les États-Unis se sont bâtis sur la violence et par la violence, et cette violence gangrène complètement le pays. L'image du chef Indien mourant d'un cancer est extrêmement symbolique : le pays est bouffé de l'intérieur. On songe, bien évidemment, à des écrivains comme Ellroy (« L'Amérique n'a jamais été innocente ») ou Norman Mailer, qui a toujours affirmé que le seul ennemi des Américains, c'étaient les Américains eux-mêmes.
Le film est donc une plongée dans un monde de violence. Une violence qui arrive d'un coup, inattendue, semblant surgir de nulle part comme ces balles qui fusent d'on ne sait où. La violence omniprésente, qui n'épargne personne, pas même les enfants. Et si l'on y survit, c'est uniquement parce qu'on y a cédé.
Hostiles se déploie ainsi comme une tragédie. La tragédie d'un pays ravagé par la violence qu'il a semé. Dans sa critique très éclairante, -Piero- nous montre la signification de l'Ancien testament lu par Blocker. L'Ancien testament, c'est la Loi du talion, la violence qui s'engendre elle-même. C'est aussi (et ce n'est pas contradictoire, bien au contraire) le lieu où l'on trouve cette citation (Livre d'Osée, chapitre 8, verset 7) : « puisqu'ils ont semé le vent, ils récolteront la tempête ». On sent constamment nos personnages pris dans cette machine infernale : ils récoltent une tempête qui a été semée bien avant eux, et à la croissance de laquelle ils ont participé peut-être malgré eux. Finalement, cette violence fondamentale est la seule chose qu'ils connaissent, leur seul moyen d'expression :
« Ça ne devrait pas être comme ça, Joe.
_ Est-ce qu'il y a une meilleure façon ? »
Une des forces du film est de ne pas chercher à donner des leçons, en mode : « faisons amis-amis avec les Indiens, nous sommes tous frères ». Pas de joyeuse naïveté ici. Il y a le monde tel qu'on aimerait qu'il soit, et celui qui est réellement.
Nous sommes ici bel et bien dans une tragédie, dans le sens que les personnages sont impuissants face à une violence qui s'abat sur eux. Il y a un sentiment de fatalité qui arrive. Les cadres, savamment composés, écrasent les personnages dans une nature trop puissante.
D'autant plus que la violence est tout autant sociale que guerrière. Il faut voir le colonel obligeant Blocker à accepter cette mission en lui faisant du chantage à la retraite. Il faut voir ce riche propriétaire terrien refuser que l'on enterre un Cheyenne sur une terre qu'il estime sienne (alors qu'elle était la leur depuis bien plus longtemps). La violence est aussi celle de tous ceux qui possèdent un pouvoir, qu'il soit hiérarchique ou financier. En cela, Hostiles rejoint un autre de ses glorieux prédécesseurs, La Porte du Paradis (on sent que Cooper a révisé ses classiques, mais c'est toujours pour s'en inspirer, et non pour copier bêtement).


Quand Rosalie lui pose une question sur Dieu, Blocker répond que, selon lui, celui-ci ferme les yeux sur ce qui se passe dans cet endroit de l'Amérique. Et, de fait, malgré l'omniprésence de la Bible, il semble bien que l'Amérique soit un pays oublié des dieux. Un lieu où les hommes sont livrés à eux-mêmes, coupés de toute transcendance salvatrice, et plongés dans la souffrance permanente. En un mot : l'Enfer. Il faut voir comment toute la première moitié du film se déroule dans un monde minéral qui semble dénué de toute vie. L'insistance sur les rochers, sur la terre, sur le sable qui glisse entre les mains pour mieux figurer l'impuissance des personnages, sur cette terre stérile, sur cet espace infini où les cris se perdent et retombent à terre parce qu'ils sont inaudibles, montre bien la solitude extrême de personnages qui ont été abandonnés de Dieu.
Les personnages sont aussi abandonnés loin de toute civilisation. Aucune ville, juste quelques forts de loin en loin. Aucune société. Le paysage est désolé, comme les personnages. Seuls face à la violence, longeant un sentier parsemé de cadavres, et rencontrant des adversaires qui sont finalement tous identiques, sans visage, sortant de nulle part. Une violence qui mène à la folie. Une violence qui est une folie à l'état pure.
Les personnages principaux réussissent à être à la fois symbolique, représentants d'une Amérique rongée de l'intérieur, et personnalisés, avec leur caractère propre parfaitement dessiné. Les cadrages sont très travaillés sans jamais tomber dans l'esthétique vide. Le résultat est remarquable.
Finalement, quel meilleur genre que le western pour parler de la violence fondamentale de l'Amérique ? Quel meilleur genre, pour dénoncer cette barbarie, que celui qui l'a popularisée et en a perpétué la légende ? C'est en cela que le film développe un autre de ses atouts, parvenant à être à la fois un western dans toutes les règles de l'art, et un film sur les westerns, enveloppant ses événements d'un regard extérieur qui le critique en même temps qu'il le montre, faisant de Hostiles le digne successeur de l'Impitoyable d'Eastwood. Le tout avec une émotion qui sait prendre aux tripes.
Du grand art.

SanFelice
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