Sans doute bien avant que la littérature puisse commencer à l’inscrire pour en garder trace, la mort a soulevé, en une riposte aussi dérisoire qu’incontournable, un mouvement d’éloge du défunt, comme pour différer son anéantissement complet, prolonger, quoique de façon infime, sa présence miraculeuse parmi les vivants. En littérature, les élégies, odes funèbres, déplorations, tombeaux… ne se comptent plus. De façon étonnante - car quel formidable support que l’image ! -, cette fonction à la fois mémorielle et célébrante ne figura pas au nombre des premières missions confiées au septième art. Il aura fallu attendre une jeune cinéaste russe, Marusya Syroechkovskaya (1989 -), pour qu’un tel projet voie le jour, sous un titre clamant d’emblée le caractère grandiose et paradoxal de l’entreprise : sauver des vivants, oui, mais « sauver un ami mort »…? C’est pourtant le défi que Marusya Syroechkovskaya parvient à relever haut la main. Le sauver de la mort absolue, de l’oubli radical, de l’effacement total… du moins tant qu’existera son film.
Maintenant jeune femme, elle se retourne vers 2005, l’année de ses seize ans, qu’elle croyait ne pas dépasser, emportée par la vague de suicides qui avait déjà fauché nombre de ses amis. Mais elle devait vivre, puisque c’est aussi l’année où elle rencontre Kirill, alias Kimi, Morev. Aussi désespéré qu’elle, aîné d’un an, il deviendra le grand amour de sa jeunesse. En un formidable travail de montage et d’exploration de ses archives personnelles, Marusya Syroechkovskaya entreprend de retracer les phases de leur amour, Kimi ou elle alternativement à la caméra. Scènes quotidiennes, scènes d’amis, scènes de concerts ; elle-même joue dans un groupe de rock et la musique tient énormément de place dans leur vie ; scènes de rue et de manifestations populaires, que ce soit pour fêter un match de foot ou pour protester contre un gouvernement exerçant son contrôle de façon toujours plus étroite et restrictive. Difficile de ne pas penser au superbe Leto (2018), de Kirill Serebrennikov, devant ce portrait d’une jeunesse constrictée, mais révoltée, cherchant un exutoire dans la musique, et toutefois de plus en plus désespérée. L’adolescente à la caméra, qui « ne pense qu’à filmer », selon le verdict amusé de Kimi, manifeste d’emblée un grand sens de l’image, avec des cadrages singuliers, une recherche sur les éclats de couleur dans la nuit russe ; magnifique saisie d’un feu d’artifice, aussi spectral que kaléidoscopique ; et nombre de pas. Marusya est aussi une femme qui marche. Sur le bitume, dans la neige… Sur ses deux pieds ou sur quatre, lorsque Kimi est à ses côtés. Comme le destin, qui avance, lui aussi.
Car l’événement fut posé d’entrée de jeu, en scène d’ouverture, avec l’inhumation de Kimi, attestant le titre. On sait que l’on assiste à un compte à rebours et que l’énergie vitale qui anime Kimi, malgré la belle musique rock et pulsée qui entraîne tout le film - compositions de Felix Mikensky mais aussi nombreux groupes russes ou morceaux de Joy Division, dont le couple est fan -, est moindre que celle qui porte sa filmeuse, ou plutôt pourra se retourner contre lui, en force de destruction, avec la complicité des drogues… Le rythme, le mouvement, deviennent ceux d’une dissolution. Dissolution du couple, dissolution progressive d’une existence, par-delà une intéressante réflexion sur les moyens, au sens propre du terme, de « faire payer » un gouvernement, de lui faire rendre gorge des maux qu’il a engendrés. Individu contre État, le premier risque aussi d’être le premier à rompre, à moins qu’un destin grandiose ne s’en mêle. C’est ainsi qu’advient cet énoncé aussi paradoxal que le titre : « 4 novembre 2016. Tu es mort ». Paradoxal car le mort n’est d’ordinaire pas celui auquel on annonce son décès. Mais paradoxe aussi car, comme pour le titre, la réalisatrice, scénariste et co-productrice parvient bien, dans sa démarche, à poursuivre le dialogue avec Kimi, par-delà l’infranchissable frontière de la mort. Même à le toucher, comme dans ces très belles scènes, récurrentes sur la fin, où on la voit caresser du bout de ses deux index le visage de Kimi à l’écran, afin de modifier sa pixelisation.
Dans cette seconde phase, déclinante, ce sont d’autres références qui surgissent : le magnifique La Déesse des mouches à feu (2021) d’Anaïs Barbeau-Lavalette, avec lequel How to save a dead friend partage un chromatisme à la fois lumineux, chatoyant et sombre, et le plus connu Ben is back (2018), de Peter Hedges, largement plus touchant et convaincant que My Beautiful Boy (2018), de Felix van Grœningen.
Mais c’est à Marusya Syroechkovskaya que revient la conclusion, tant il est vrai que la dame parle et analyse aussi bien qu’elle filme, monte et produit : « […] ma caméra m’a apporté la distance dont j’avais besoin, tout semblait irréel. Peut-être que filmer est devenu pour moi ce que la drogue est devenue pour Kimi - une évasion de la réalité, de tout ce qui n’a pas fonctionné pour nous ».