Des silhouettes indistinctes, mangées de blanc, aussi vacillantes que le souvenir. C’est par ces images fortes, saisissantes dans leur fragilité, et posant clairement la nostalgie du regard face à l’évanescence du monde au principe de leur démarche, que Federico Ferrone et Michele Manzolini ouvrent leur cinquième collaboration, troisième pour la réalisation d’un long-métrage. Suit la vision d’un petit enfant bourgeois jouant dans la neige, bientôt rejoint par ses parents ; pendant que s’énonce, en russe, le début du conte d’Afanassiev, « Le Diable et le soldat ». Ce sera l’un des matériaux d’archive dont le fil se verra torsadé à d’autres, avec une virtuosité fascinante.
Car tel est le sillon creusé, de film en film, par les deux réalisateurs italiens : des images d’archives, officielles ou privées, sont défouies, explorées, et de ce sol sans paroles se lève un scénario, à la fois coécrit par les deux créateurs - ici secondés par Wu Ming 2, membre d’un mystérieux collectif anonyme d’écrivains - et inspiré par différents journaux intimes, inédits, auto-publiés, ou entrés dans le patrimoine littéraire, tel « Le Sergent dans la neige » (1954), de Mario Rigoni Stern.
Cette chirurgie plastique de l’image et des textes nous entraîne ici sur les pas d’un officier italien, emporté en juin 1941 vers le front russe, afin d’y combattre aux côtés des armées hitlériennes. Sa mère russe et sa connaissance de la langue slave lui valent le statut d’enquêteur, chargé de faire parler les partisans soviétiques. Pour tortiller ce fil narratif, se nouent ici deux archives, tournées par deux officiers italiens conduits vers ce front de l’Est par la folie fasciste, avec les dégâts que l’on sait. La voix off, qui fait naître la fiction, est confiée à l’importante figure d’Emidio Clementi, lui-même écrivain et chanteur du groupe de rock Massimo Volume ; voix chaude, à la fois vibrante et sobre, grave et animée, qui évoque à merveille aussi bien l’urgence, la rudesse de la guerre, que la nostalgie des soldats, les souvenirs qui s’éveillent, les rêves d’un bonheur quotidien, en temps de paix, et les désirs de fuite qu’ils suscitent.
L’enfoncement du contingent dans le territoire russe fait resurgir le souvenir d’une autre guerre, l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie en 1935-36 ; autre source d’archives, témoignant d’une guerre sanglante, que l’Italie refoule encore. Par un jeu de contraste, ces souvenirs pesants, comportant toutefois leurs pages d’innocence ensoleillée, alternent avec des souvenirs de bonheur, d’abord amoureux puis conjugal, autour du beau visage d’Isa et de son regard droit, qui semble défier - ou inviter ? les deux pouvant se nouer... - l’objectif obsédant qui n’en finit pas de se braquer sur elle. Visage arraché au livre de l’oubli, animé de cette vie bouleversante qui fait douter de la possibilité de la mort...
Le montage, fluide, comme invisible (il faut saluer ici le travail d’orfèvre de Maria Fantastica Valmori), procède à la manière d’associations de pensées, rebondissant d’une archive à l’autre et croisant les différents axes narratifs qui leur sont associés à la faveur d’un motif (l’eau, le bain...) ou d’un simple prétexte (un balcon...). C’est parfois le seul état, plus ou moins altéré, de la pellicule qui signale l’espace-temps dans lequel on se trouve : exemples, ces incursions dans la Russie contemporaine, grâce auxquelles les réalisateurs, lancés sur la piste de leurs archives, ont reparcouru la route et suivi les mêmes voies ferrées que leurs prédécesseurs, aboutissant ainsi à de nouveaux territoires de guerre, de nos jours encore, inlassablement, comme si la guerre était la seule survivante de ce long récit.
Une musique envoûtante escorte ce voyage fait de passages et de brèches successives, où la parole est rare et finement pesée, comme lorsque la voix d’Emidio Clementi articule : « ... tandis que, sous la terre, les morts prennent racine ». Une musique parfois grinçante, métallique, à peine mélodique, créée par Simonluca Laitempergher, qui achève de transposer la matière brute du documentaire et de l’archive et de l’inscrire au point de distorsion où s’entrecroisent réel traumatique, rêve et phantasme, à l’image de l’ultime plan, magnifiquement suspendu.