En inversant tous les repères (plus encore que dans "Un monde parfait), Clint Eastwood nous fait la démonstration qu'un bon réalisateur peut entrainer le spectateur où il veut.
Il nous fait chevaucher en croupe derrière le pire de tous les salopards de l'Ouest qui pourrait bien être la mort en personne (quand le shérif demande pitié: "Je ne mérite pas de finir comme ça", il répond: "le mérite n'a rien à voir là-dedans" ou encore: "...j'ai dû tuer à peu près tout ce qui marche vole ou rampe sur cette terre").
Nous endossons le parti de ce vieil homme qui cultive le souvenir de sa femme et se lance, pour nourrir ses gosses dans une quète qui parait au-dessus de ses moyens: un héros aussi branlant et sordide que les autres sont lâches, vieux, sadiques, handicapés ou tremblotants.
Progressivement, nous nous enfonçons dans l'horreur et nous trouvons celà "légitime". "Nous" nous érigeons en "justiciers", "nous" commettons des meurtres sordides, jusqu'à faire un massacre "pour venger" un meurtrier.
Pourtant, tout au long du film, on n'a cessé de nous mettre en garde contre le "héros". Rien n'y fait, chaque personnage agit avec légitimité dans sa logique, les deux cow-boys humiliés, les putes qui commanditent des meurtres, le shériff qui fait régner l'ordre avec sadisme dans sa ville au milieu d'une contrée où seule la loi du plus fort à cours; et nous sommes entrainés, car nous comprenons ces personnages qui sonnent vrais, grâce à un scenario diabolique et des acteurs tous extraordinaires.
Eastwood ne casse pas seulement l'image du western, il tue le mythe du héros. Après ce film, il ne pourra plus filmer que des anti-héros (Un monde parfait, Mystic river), de faux héros (Mémoires de nos pères), des gens ordinaires qui deviennent des héros par leur mort (Million dollar baby, Gran Torino).
Mais le héros est aussi l'aboutissement d'un personnage qui nait avec "L'homme des hautes plaines", s'affirme avec "Pale rider, le cavalier solitaire", un homme qui revient sur un cheval pâle, alors que tous le croyaient mort.
Au départ, le héros est un vieillard fragile qui vit sur une réputation passée, mais incapable de monter sur son cheval, qui suit ses compagnons plutôt que de prendre les initiatives.
Le tournant du film se produit au moment où Paul Muny attrape la grippe. Il s'effondre, se fait dérouiller et part se réfugier dans une cabane, quasiment mourant.
Lorsqu'il ré-apparait, ressuscité, ce n'est plus le même homme. Il prend les affaires en mains, devient inarrêtable, surhumain. Il se révèle lorsqu'il remplit sa véritable mission. Ne serait-elle pas de venir faucher les vies venues à termes? Lorsqu'il sort du saloon son image apparait en contre-jour sur les façades illuminées par les reflets rougeoyants de l'incendie. Lorsqu'il profère des menaces qu'un homme ne pourrait pas tenir, personne ne doute qu'il puisse revenir les tuer, tuer leur famille et leurs amis, bruler leur maison. Tous ont peur devant cet homme qui apparait comme un démon sorti de l'enfer. On ne peut s'empêcher de repenser à cette ville peinte en rouge et rebaptisée "Hell" dans "L'homme des hautes plaines".
On peut regretter que cette scène capitale n'ait pas été plus soignée. Tarantino ou Leone nous en auraient fait une scène culte, mais Eastwood travaille vite, taille, tranche et ne montre que l'essentiel. Il laisse le reste à l'imagination des spectateurs. Si vous ne suivez pas, tant pis, il continue.
Mais Eastwood envoie des messages contradictoires. Nous découvrons que derrière ce western âpre, sombre, impitoyable, il y a peut-être un message mystique. Mais même là on trouve des contradictions par exemple entre "le mérite n'a rien à voir là-dedans" et tout au début, le tri des cochons, les sains d'un côté, les contaminés de l'autre. Il joue avec nous.
Jouez à votre tour, cherchez les indices qu'il a semé pour vous.
Mais qu'est donc venu faire ici bas ce cavalier de l'apocalypse? Il n'est pas seulement là pour briser l'image des héros, mais surtout pour tuer le mythe de l'Ouest. Dans "L'homme qui tua Liberty Valence", John Ford nous dit: "Dans l'ouest, quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende." C'est le rôle de Beauchamp, chroniqueur de l'Ouest, biographe des héros qui construisent eux-même leur légende par leurs vantardises.
Non seulement Paul Muny brise l'image de ces héros (lui-même n'en laissera pas), mais il balaie la légende de l'Ouest.
Avant lui, d'autres avaient enterré le Western, comme David Miller dans "Seuls sont les indomptés". Après l'avoir enterré dans "La horde sauvage", Sam Peckinpah le déterre et "jette cette charogne aux cochons" dans "Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia".
Les cochons de Paul Munny sont malades. Auraient-ils mangé une saloperie? Il ne reste que des cendres, un tas de cadavres et la mort qui s'éloigne, poor lonesome drifter, vers d'autres charniers.
Western est mort.
...du moins pour Clint Eastwood...