La film n'est construit sur aucune trame narrative, quasiment aucun événement pour faire progresser le récit, à peine un élément déclencheur - la découverte simultanée par un homme et par une femme que leurs conjoints respectifs (que l'on ne verra jamais, dont on ne saura à peu près rien - sinon qu'ils voyagent, qu'ils sont rarement chez eux et qu'ils se retrouvent clandestinement) ont une liaison, ce qui provoque en retour une attirance réciproque, la force de l'aimant.
Tout le film est construit autour de cette rencontre aléatoire, sur la force des sentiments qui va désormais rapprocher l'homme et la femme, et sur l'impossibilité d'aller au bout de cet amour naissant. Il ne s'agit pas d'un amour platonique, car il n'est pas fondé sur une quelconque idéalisation de l'autre; pas davantage de romantisme car le romantisme suppose un frémissement, une violence extrême des sentiments, totalement et irréductiblement contenue ici - sauf à envisager une autre forme de romantisme, où précisément la force de la rencontre, toute la violence qui l'accompagne ne peuvent en aucune façon s'ex-primer.
La quintessence du film tient en une vingtaine de minutes, celles qui suivent le dernier croisement dans l'escalier qui mène au réfectoire où les deux personnages vont régulièrement acheter leur repas et la révélation réciproque de la découverte de la tromperie des époux.
La scène de l'escalier, tellement étroit que les corps se frôlent, que les regards se croisent (quelques instants avant d'être repris), avec cette musique magique, comme une valse d'orient extrême, ce thème en boucle infiniment triste qui les enveloppe, le tout dans un décor lépreux en total contraste avec le port, l'allure des deux personnages, cette scène constitue le véritable prologue du film. Viennent ensuite la première rencontre autour d'une table de café, puis la succession des rencontres, souvent dans des restaurants, faites de tentatives d'approches, aussitôt rejetées, aussitôt avortées, avant d'être reprises et reprises.
La véritable violence du film ne réside nullement dans l'anecdote (l'histoire initiale de tromperie, aussitôt oubliée) mais dans des pesanteurs impossibles à dépasser, le poids des traditions, l'oppression sociale, portés ici par quelques personnages et plus encore inscrits, gravés à l'intérieur des héros eux-mêmes. C'est bien la force de l'aimant (à entendre évidemment dans les deux sens du terme) qui conduit le film - l'attirance est irrésistible, mais les tentatives de contact (deux tentatives de l'homme, une infiniment discrète, de la femme) sont immédiatement rejetées (par la femme, surtout), là encore avec une violence contenue, totalement impossibles. Mais la rupture qui devrait en découler est également impossible, la rencontre a soudé l'homme et la femme, sans qu'ils puissent se toucher - c'est la femme elle-même qui dit à l'homme que s'il ne l'appelle pas tous les jours, il est sans doute préférable qu'ils ne se voient plus du tout.
Les dialogues, portant souvent sur des questions pauvres, presque triviales (puisque l'essentiel ne peut pas être explicite) traduisent bien la force de la tradition, celle de la société qui prime sur les individus :
- (au restaurant, lui, après avoir mis dans l'assiette de la femme une cuillerée de piment) : VOUS aimez la cuisine épicée ?
- (elle) VOTRE FEMME aimerait la cuisine épicée?
La force du film, capable de porter un récit reposant sur un fil aussi ténu tient dans l'agencement, dans la mise en scène de ces instants, quasi parfaite. On retiendra ainsi la présentation des personnages, marchant de profil sans s'arrêter, de dos, en ombres chinoises, traduisant bien ce mouvement permanent de rapprochement / éloignement, jamais liés, plus encore séparés par les lignes verticales des grilles qui les isolent comme dans une prison, les lignes de la pluie aussi, qui bloque, la fumée qui brouille. L'effet le plus fort est la traduction sur l'écran de ce temps immobile, par l'image récurrente de l'horloge, mais aussi par le retour en boucle (même dans ces vingt minutes) des mêmes scènes de repas, des mêmes embryons de dialogues avortés ("et que dirait votre mari ?"), des mêmes nappes de musique mélancolique, ce temps figé, en boucle, où l'action est irrémédiablement bloquée et où l'émotion ne peut pas transparaître à cause du code social, et sans aucun coup de pouce du destin. Il serait donc abusif de parler de tristesse (en tout cas de désespoir) puisque comme le rapprochement physique, la manifestation de ces sentiments est non seulement interdite mais impossible - seul le terme de mélancolie, peut-être, pourrait ici convenir.
Dès lors le film ne peut plus que décliner ce motif à l'infini, avec d'infimes variantes - ce qui peut sans doute lasser nombre de spectateurs. On peut au contraire penser que le retour des événements, la prise de conscience de plus en plus forte de l'inévitable et de l'impossible renforce d'autant la dimension tragique (et totalement maîtrisée en apparence) de l'oppression sociale et de la solitude à laquelle le héros est condamné.
La fin du film, ce pèlerinage à la fois mystérieux et prenant de l'homme, enfermé dans sa solitude, dans la jungle du Cambodge débouche dans les ruines du temple d'Angkor Vat - sans doute entrevues dans les photos de quelque dépliant touristique, mais que vous ne verrez plus jamais de la même façon après voir vu "In the mood for love".