Le principal reproche que l’on peut faire à ce film est à double tranchant : celui d’être l’adaptation du puissant texte théâtral de Wajdi Mouawad, dont il ne peut évidemment pas restituer toute la portée. L’ouverture sur la tonte d’enfants soldats en devenir sur la musique de Radiohead n’arrange rien, et annonce le risque d’une lecture clinquante ou poseuse. Il n’en sera rien.
On peut évidemment être frustré de la réduction du rôle du frère, de sa mise à la trappe de son métier de boxeur, et de la reconnaissance finale, sacrément expédiée par rapport à celle mise en place dans la pièce originelle. Mais le film pouvait tellement s’embourber dans la dense matière tragique qu’il traite qu’il faut surtout saluer la manière dont il s’en tire.
Incendies restitue deux trajectoires : celle, présente, de la quête de la fille sur les traces de sa mère et l’autre, fragmentée et elliptique, de cette femme quelques décennies plus tôt dans un pays ravagé par la guerre, jamais nommé mais renvoyant au Liban. Denis Villeneuve, qu’on connait depuis pour sa maestria de mise en scène, comme dans Sicario ou son goût pour les psychologies tortueuses (Prisoners, Enemy) fait ici ses armes avec une sobriété salvatrice. La primauté est accordée au cadre et aux décors : on le voit à travers le plan d’une rue où le frère affirme à tort être en paix avec lui-même, le poignant travail sur l’espace qui donne à voir la maison familiale encerclée par les frères dans laquelle hurle la jeune veuve, ou les vues du ciel des routes sinueuses sur lesquelles roulent deux bus dans deux temporalités parallèles, l’un vers le massacre, l’autre vers sa révélation.
La puissance du film se loge dans ses ellipses et dans la pudeur avec laquelle il gère ses effets. La musique, par exemple, à l’exception des deux occurrences de Radiohead, se fera des plus discrètes, n’intervenant qu’à de rares reprises sur des motifs classiques et graves rappelant avec insistance la ligne mélodique de la 3ème symphonie de Gorecki. L’horreur d’un viol, ou d’un accouchement non désiré est habilement restituée par des manques ou des gros plans sur la structure métallique d’un lit où se promène une menotte, plans bien plus diserts qu’une complaisance dans la barbarie. De la même façon, la prise de conscience des jumeaux se résume à des inspirations brutales, ou des lignes crawlées frénétiques : l’expression des corps plutôt que des mots est un glissement très intelligent par rapport à la puissance dramaturgique du texte d’origine.
D’Incendies, il reste l’essentiel : l’ampleur aride d’une terre méditerranée, le feu barbare de la haine humaine sur un bus, le vent chaud dans les oliviers et l’eau, encerclée, contenue, mais qui tente les voies de la catharsis. Face aux éléments, les individus prennent les atours de l’universalité, ce à quoi tend évidemment cette tragédie qui réactive l’hybris antique dans le monde du XXème siècle qui croyait naïvement lui échapper. Dans cette imagerie essentielle, Denis Villeneuve parvient, avec tact et conviction, à se faire le passeur d’un texte essentiel.