Fantasme cinématographique...
Plus que tout autre cinéaste contemporain, Christopher Nolan est un explorateur, plongeant son œil angoissé dans les méandres de notre monde malade, bâtissant de film en film une œuvre déjà colossale, stupéfiante d'ampleur et d'originalité. Concepteur d'images obsédées par les mécanismes de l'esprit humain, il confirme avec Inception son indéniable statut d'auteur en triomphant une fois de plus, en véritable artiste, du carcan commercial imposé par les studios. La preuve vivante que l'art restera toujours plus fort que le fric.
En termes artistiques, si les œuvres de ses modèles (Stanley Kubrick, Ridley Scott) trouvent leur source dans la peinture, c'est dans l'architecture que Nolan puise toute sa puissance de création, à l'image du personnage campé par Ellen Page dans Inception. D'une densité graphique et narrative à couper le souffle, son nouveau film est une sidérante mise en images de sa fascination pour le motif du labyrinthe, soutenue par un scénario magistral mettant en parfaite équation l'espace et l'esprit, qui finalement ne font plus qu'un. L'idée, simple mais vertigineuse, à l'origine de l'intrigue, assimile perception et construction du monde. Toute la question étant de savoir dans quel ordre de réalité. Où s'arrête le fantasme ? Où commence le réel ?
Dom Cobb (Leonardo DiCaprio) est un voleur de secrets professionnel. Pour parvenir à ses fins, il s'immisce dans le subconscient de ses victimes en pénétrant leurs rêves. Accusé d'avoir assassiné sa femme (Marion Cotillard), il fuit en permanence les autorités du monde entier tout en vivant de ses larcins mentaux. Jusqu'au jour où Saito, un puissant homme d'affaires japonais (Ken Watanabe), lui offre la possibilité de retourner chez lui, auprès de ses enfants, en échange d'une mission périlleuse : anéantir son plus puissant rival (Cillian Murphy) en pratiquant sur lui une « inception », l'implantation dans son subconscient d'une idée qui causera sa perte... Complexe, l'intrigue d'Inception acquiert une fluidité et une limpidité surprenantes dans son exécution à l'écran. La mise en scène, virtuose, épouse les différentes strates de l'histoire, elle les coordonne par des effets de montage parallèle savamment imbriqués, renouvelant par la seule force de son rythme le vieux concept des rêves emboités. La construction chorale d'Inception vient contrebalancer sa dimension cérébrale par un mélange détonant de genres disparates. Nolan nous offre en premier lieu un authentique film de braquage en deux parties (l'élaboration du plan puis son exécution), aux scènes d'action fracassantes, doublé d'une histoire d'amour tragique et d'une fable philosophique.
Une complexité générique qui n'aurait cependant pas été possible sans l'interprétation de premier ordre d'un casting de rêve : face à un DiCaprio magistral en héros fissuré, les seconds rôles se révèlent tous inoubliables, Joseph Gordon Levitt en tête, incarnant un homme de main plein de ressources. Sa fameuse scène d'action en apesanteur, la plus excitante du film, est un véritable morceau de bravoure, d'une intensité folle. A leurs côtés, Ellen Page, Cillian Murphy, Michael Caine, Marion Cotillard, Ken Watanabe ou encore Tom Hardy, forment une formidable galerie de personnages attachants.
Attendu à tort comme un film délirant sur le monde des rêves, Inception trouve sa voie propre. Rien à voir avec l'univers d'un Gondry ou d'un Jonze. Nolan n'est pas un rêveur, c'est un prophète lucide et pessimiste. Et c'est comme tel qu'il nous livre des images lourdes d'âpreté, à la brutalité sèche, pour nous rappeler que nous ne rêvons plus depuis très longtemps. Inception, tout comme Insomnia ou The Dark Knight, est une vision désenchantée de notre monde, où le rêve n'a pas de fin esthétique ou poétique : tout le film se construit comme une gigantesque psychanalyse de notre temps. Du point de vue pessimiste, voire nihiliste du cinéaste, nos rêves ne sont plus que grisaille, angoisses, désespoir, amertume et douleur. Les détracteurs de Nolan ne pouvant en aucun cas l'attaquer sur un terrain technique ou artistique, c'est sur le terrain des affects qu'ils tenteront de l'éreinter, faisant passer la noirceur de ses films pour de la prétention, sa représentation affolée du chaos pour de la roublardise. Ils n'auront pas compris que chez Nolan le rêve n'est pas synonyme d'évasion : c'est une spirale, toujours plus froide et hostile, à l'issue incertaine (géniale image finale...) où l'on s'enfonce inexorablement. Pour Nolan, rien de délirant dans les rêves, puisque la triste réalité du monde les a dévorés.
Dès lors qu'il s'est défait des représentations communes de l'onirisme, le cinéaste se paie néanmoins le luxe d'offrir un film de rêve, ou plutôt le film rêvé, que tout réalisateur rêverait de mettre en scène. Pas seulement un blockbuster doublé d'un film d'auteur. Inception est un film qui se rêve en même temps qu'il se fait, une vision symbolique du cinéma. Une sorte de réponse spectaculaire à La Nuit américaine de Truffaut. L'intrigue du nouveau Nolan ne parle que de cinéma. Dom Cobb est une figure de réalisateur-scénariste, il manipule les autres, orchestre ses braquages mentaux comme de grands spectacles, il en écrit l'histoire, il les met littéralement en scène avec l'aide de ses complices, qui forment une équipe de tournage de choc : le personnage d'Arthur (Joseph Gordon Levitt) serait l'assistant-réalisateur, Saito (Ken Watanabe) le producteur, Ariane (Ellen Page) la chef décoratrice, Eames (Tom Hardy) l'acteur-cascadeur... Nous offrant la grisante impression qu'il se crée sous nos yeux, au gré des aspérités de son intrigue, Inception se donne à voir comme une odyssée aux sources mêmes du septième art, une psychanalyse de son essence. Un pur fantasme de cinéma...
Complètement réalisé ? Seule la toupie de Cobb pourrait le dire...