Il faut quand même être un sacré snob avec une sacrée mauvaise foi pour aimer ce film. En fait, le seul intérêt d'India Song, c'est d'atteindre les limites du cinéma, et de montrer à un spectateur ébahi combien ça peut être chiant. Mais avait-on vraiment besoin de réaliser un film pour montrer ça ? C'est évident qu'au rythme d'un plan toutes les dix minutes avec des voix superposées qui partent dans tous les sens, un film va être chiant.
J'ai lu la pièce, et Duras n'est pas une grande dramaturge, bien qu'elle ait eu de bonnes idées concernant le théâtre. Ses pièces sont des romans qui ne prennent que la forme de la pièce de théâtre : certes, il y a des noms, des répliques et des didascalies, mais il faut voir le contenu des didascalies ! J'ouvre mon livre au hasard, et demandez-vous comment vous feriez pour mettre ça en scène : « Il semblerait que personne n'ait encore remarqué sa présence ». « Aucun vent dans le jardin désert ». « Désir, épouvante de la « voix » 2 ». (Ce sont peut-être de mauvais exemples, mais c'est la loi du hasard).
Tout ce qui est intéressant dans India Song est dit dans les didascalies ! Duras y explique la fonction des voix, extérieures à ce qui se déroule sur scène, et qui sont toutes caractérisées : « Les voix 1 et 2 sont des voix de femmes. Ces voix sont jeunes. (...) Contrairement aux voix d'hommes, les voix 3 et 4, (...) les voix de ces femmes sont atteintes de folie. (...) Leur délire est à la fois calme et brûlant. La voix 1 se brûle à l'histoire d'Anne-Marie Stretter. Et la voix 2 se brûle à sa passion pour la voix 1. » L'intérêt de ces voix, nous dit-elle, est qu'elles sont des « mémoires déformantes, créatives ». Mais lorsqu'on passe à la mise en scène, ou à la réalisation, le spectateur n'a pas vent de ces « remarques » que Duras place avant la pièce. Il aurait fallu trouver un moyen de les communiquer en début de film. Car on ne peut pas comprendre la richesse des voix lorsqu'on regarde le film. Elles ne sont pas les « mémoires déformantes » que voudrait Duras. Ce sont simplement des voix incompréhensibles qui, semblerait-il, parlent à peu près de ce qui se déroule devant nos yeux, sans que l'on sache si elles font partie de la scène, si elles l'observent.
Le gros problème auquel a été confrontée Duras lorsqu'elle s'est mise à écrire pour le théâtre, c'était qu'il fallait que l'on voit quelque chose, tandis que ce qui l'intéresse, c'est justement d'éviter tout ce qui est direct : il s'agit que le passé soit incertain grâce à une narration biaisée (Le ravissement de Lol V. Stein), que l'on vive l'amour d'autres par procuration, par la parole (Moderato Cantabile). D'où l'invention de ces voix. Mais India Song aurait définitivement dû rester sur le papier. Déjà, sur le papier, c'est un immonde fouillis d'intertextualité, un amoncellement de voix et de phrases qui frôlent souvent le ridicule. Quand c'est dit, ça en devient carrément hilarant, mais la comédie s'arrête au bout de 10 minutes, quand on comprend que c'est irréversible, tout le film va être comme ça. C'est-à-dire une caméra fixe, des personnages qui marchent, ou qui dansent. Et des voix, qui par-dessus, disent des choses comme : « Oui. Elle reste », « C'est ça. », « Elle est là au bord du Gange, sous les arbres, elle a oublié. », « Quatre heures. La nuit noire. », « Personne ne dort ? », « Personne. », « Quelle dureté... Que c'est terrible... Quelle horreur... ».
C'est parfois très facile de se moquer de Marguerite Duras et j'en suis la première affligée. Car Duras a fait le pire comme le meilleur. Avec India Song, on est dans le pire, avec des concepts pourtant passionnants (la fonction des voix, justement). La réalisation d'India Song est absolument terrible, malgré les grands acteurs et les belles ambiances. Un plan large et fixe sur un piano autour duquel marche, à l'occasion, et très lentement, une femme, un plan de une minute dix sur trois personnes dormant sur le sol (les voix : « des lueurs... les crématoires... on brûle les morts de la faim... oui... le jour vient... »), un plan sur un extérieur de nuit, un plan sur un piano avec un miroir derrière et des gens qui dansent à l'occasion... ça ne fait pas un film, ça fait une succession d'images, et c'est différent. India Song, c'est en fait un mauvais Marienbad, derrière lequel on ne déchiffre pas de sens, sans aucune intelligence de la mise en scène. Forcément, dans l'un des cas c'est une écrivaine qui enregistre des images, dans l'autre des cas c'est un réalisateur qui monte un film... D'ailleurs, Resnais a réalisé Hiroshima mon amour sur un scénario de Marguerite Duras, et là la collaboration est efficace.
Conclusion : Duras aurait peut-être mieux fait de se cantonner à l'écriture de romans, ça m'aurait en tout cas évité d'avoir à m'essouffler pour convaincre les gens qui n'ont vu/lu que le pire de Duras de lire Le Ravissement de Lol V. Stein, qui n'est définitivement pas risible.
Philistine
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le 9 nov. 2010

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