Empire likes back
Aborder l’Empire intérieur exige du spectateur de nombreuses qualités, et poussées à un extrême auquel il n’est pas coutumier : patience, endurance, lâcher prise, tolérance, voire indulgence seront...
le 11 juin 2017
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Aborder l’Empire intérieur exige du spectateur de nombreuses qualités, et poussées à un extrême auquel il n’est pas coutumier : patience, endurance, lâcher prise, tolérance, voire indulgence seront ses armes. Mais lorsqu’on s’attaque à l’œuvre de Lynch, pour peu qu’on admire son œuvre, on est d’humeur à se battre.
Et Inland Empire ne nous ménagera pas ; les motifs de rejets abondent, et il est particulièrement délicat de tenter de les dépasser les uns à la suite des autres.
Au premier rang, on pourra évidemment se questionner sur la narration, éclatée au point de nous perdre assez rapidement. Chez Lynch, les figures de spectateurs sont permanentes, et se posent comme des clés de lecture : bien souvent, une tierce personne écoute une confession, ou scrute un écran, et permet une échappée du cadre par rapport à un récit initial. Ici, c’est la visite de la voisine, (Grace Zabriskie, une habituée de Lynch, de Sailor & Lula à Twin Peaks) qui ouvre les vannes de la transgression, qui sera spatiale, temporelle et narrative. Figure classique du coryphée déviant chez Lynch (l’homme mystère de Lost Highway, le cowboy de Mulholland Drive…) elle donne autant de clés qu’elle sape les fondements de tous les repères habituels.
Autour de la figure centrale de Laura Dern, les rôles vont se superposer sans que le cadre ne soit parfaitement raccord : l’actrice, son personnage, l’épouse, la prostituée, autant de femmes soumises à l’adulation, mais aussi et surtout à la violence, comme c’était déjà le cas à l’aube de l’œuvre de Lynch, dans le fondateur Blue Velvet.
Inland Empire est une suite assez nette, voire une réécriture, de Mulholland Drive : les dédoublements de personnalité, les traumas du réel provoquant diverses suites dans la fiction, les retours du refoulé par le biais de cauchemars incontrôlés, les méandres insaisissables de l’inconscient y sont des sujets communs, de la même manière qu’ils prolongeaient les voies explorées dans Lost Highway ou Fire Walks with me.
Le spectateur aura beau être déconcerté, il ne sera donc pas moins en terrain (in)connu. Comme pour les autres récits éclatés du maître retors, une remise à plat peut dégager du sens. Si l’on résumait l’œuvre à une structure lisible, on y verrait une femme traumatisée (la polonaise brune qui regarde l’écran en pleurant) zapper entre plusieurs programmes, et fusionnant avec eux pour y exprimer la violence de sa destinée : celle d’un souteneur, d’un meurtre du chevalier servant, et de la revanche sur la figure du mal pour pouvoir se délivrer de sa présence maléfique.
La question est évidemment de savoir pour quelle raison le film fonctionne moins que les précédents.
Très probablement par excès généralisé de zèle. Tout d’abord, Lynch recycle énormément, et l’aspect compilatoire accuse certaines limites. Des personnages familiers, (Dern, Justin Theroux, Zabriskie ,Laura Harring à la fin, Naomi Watts en caméo lapin…), des thèmes déjà largement abordés, une structure familière : le jeu de piste proposé semble avoir pour finalité non pas l’œuvre en elle-même, mais le best of de sa filmographie.
Ensuite, le désir affiché de déstabiliser et de rendre incompréhensible son récit sont ostentatoires jusqu’à une certaine forme d’immaturité. Certes, l’Inland Empire épouse les soubresauts d’une conscience malmenée et à la dérive, mais bon nombre de décrochages confinent à la gratuité, et donnent à quelques occasions le sentiment de voir un démiurge en roue libre, peu soucieux de partager l’œuvre finale, dont les 3 heures pourraient tout aussi bien en durer le double ou le triple.
Car c’est là le dernier point qui pose véritablement question : celui de l’esthétique. Tourné en vidéo numérique, Inland Empire est un film à la laideur assumée. Si la science du cadre et le travail sur l’espace poreux reste toujours aussi fascinant (les portes, les escaliers, les cloisons, tout n’est que passages et instabilité, mettant personnages et spectateur aux abois), la déformation par excès de gros plans (Laura Dern prend cher, et se malmène sans compter) rebute franchement.
L’éclairage direct, les caméras embarquées, les ruptures, tout concours à l’inconfort, à l’image d’une installation d’art contemporain qui ne cesserait d’affirmer sa singularité par provocation. Au prix de certaines contorsions, on pourra évidemment justifier de tels choix : au glamour léché des films précédents (et même de la douceur paysagiste du superbe Une histoire vraie) succède un film violent et décapé, qui travaille à l’os les thématiques jusqu’alors fondues dans le modèle hollywoodien.
On pourrait même affirmer qu’Inland Empire est le film réalisé par l’auteur des K7 envoyées à Fred & Renee Madison au début de Lost Highway : nous sommes passés de l’autre côté, celui de la Loge, qui ne faisait jusqu’alors que de brusques incursions, et qui ici est devenu la norme.
Les débuts flamboyants de la saison 3 de Twin Peaks le prouvent : David Lynch n’a rien perdu de sa superbe, et travailler avec des collaborateurs (Frost, en l’occurrence), lui fait le plus grand bien. Inland Empire n’est pas uniquement l’immersion dans la psyché torturée d’une femme : c’est aussi l’enlisement passager d’un créateur de génie sous l’empire pesant de ses obsessions.
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le 11 juin 2017
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