Une nuit de 2032, en pleine métropole de Tokyo, la police campe telle une armée autour d'une venelle, véritable coupe-gorge en impasse où s'est réfugié un mystérieux assassin. Les gens s'agglutinent, curieux, et sont difficilement repoussés par les forces de l'ordre. Une voiture fend soudainement l'obscurité et franchit la barrière de sécurité. Un homme en descend, sûr de lui, muni d'un laisser-passer qui ne permet aucune objection. Après avoir pris connaissance des événements auprès du chef de l'unité d'intervention, il pénètre seul dans la ruelle sans que quiconque n'ose lui barrer la route. A l'intérieur de l'étroite venelle, il découvre rapidement les corps sans vie de deux policiers qui l'ont précédé. Un coup d'oeil plus loin et son regard numérisé tombe sur une jeune femme en tenue de geisha, recroquevillée sur elle-même comme un pantin désarticulé. Quand il s'approche d'un peu trop près, la réaction de celle-ci ne se fait pas attendre, attaquant aussitôt le nouveau venu qui pare ses coups sans la moindre difficulté. Subitement projetée dans un recoin, la meurtrière reste à cet endroit pour le regarder de ses yeux immobiles et réclamer son aide sans même prononcer un mot. Lorsqu'elle commence à arracher la peau synthétique qui cache sa nature androïde, Batou se résout à ouvrir le feu.
En adaptant au cinéma une première fois en 1995 le manga éponyme de Masamune Shirow, Mamoru Oshii aura permis la reconnaissance mondiale de l'animation japonaise, s'attirant par la beauté plastique et la profondeur thématique de son oeuvre, l'admiration de grands cinéastes tels Stanley Kubrick ou encore James Cameron. Privilégiant toujours une approche réflexive de la Science-Fiction, Oshii aura consacré son oeuvre toute entière à l'approfondissement de ses thématiques de prédilection, questionnant et redéfinissant sans arrêt la frontière entre humanité et intelligence artificielle. Dans cette optique, il donna en 2004 une suite à Ghost in the shell, sobrement intitulée Innocence.
Je me suis souvent demandé lequel du premier ou du second film du diptyque de Oshii avait ma préférence tant ils sont tout aussi fascinants l'un que l'autre. Le premier film voyait une flic humaine au corps entièrement artificiel s'interroger sur ce qu'il lui restait d'humanité dans cette enveloppe qui ne lui appartenait plus (car étant la propriété du gouvernement) et où elle ne se reconnaissait plus. Dans sa quête existentielle, elle rencontrait une intelligence artificielle dénuée de forme physique, ayant miraculeusement pris conscience de son existence et étant donc devenue un être pensant, aspirant à une nouvelle forme de vie. Au delà de la thématique de l'automate sensible, la question du rapport de l'esprit (humain ou pas) au corps restait donc prépondérante.
Innocence aborde plus en avant ce questionnement tout en proposant une réflexion sur la notion d'innocence (et par extension de culpabilité). Un simple mot symbolisé ici par l'image d'une poupée ou d'un enfant voire même d'un animal. L'innocence est-elle simplement cette incapacité à faire le mal ? Perdons-nous notre innocence dès lors que nous prenons conscience de notre existence et des choix que cela implique ? En quoi notre faculté de penser nous donnerait-t-elle plus de valeur et de droits qu'un animal ou même un robot ?
Un questionnement pertinent que Oshii étaye, comme à son habitude, par une pluralité d'autres thématiques récurrentes dans son oeuvre dont celles du progrès scientifique et technologique, de la mémoire, du reflet dans le miroir, des apparences trompeuses et autres réalités truquées. En ce sens, il n'est pas interdit de considérer ce second opus comme le parfait condensé de toutes les obsessions du cinéaste.
Plus encore que le film auquel il fait suite, Innocence nous interpelle de fort belle manière quand au devenir d'une espèce qui se dilue progressivement dans sa propre technologie. Une humanité augmentée se rapprochant de manière alarmante de la machine froide et sans âme, au point qu'il devient difficile de la dissocier de certains de ces automates creux et serviles. Certains individus dans le film n'ont ainsi plus aucune humanité évidente, du moins en apparence, et ne ressemblent plus qu'à des marionnettes inquiétantes aux proportions humaines (comme le hacker Kim). Des créatures froides capables de réguler leur propre mécanisme et de transcender les contraintes organiques, de s'affranchir de toutes les faiblesses et les angoisses inhérentes à la condition humaine.
Mais plus encore que cette notion d'humanité augmentée, Oshii va jusqu'à démontrer que tout acte de création, aussi bénin soit-il, contient une volonté intrinsèque de reproduire le miracle de la vie. Les robots sont ainsi construits à l'image de l'homme comme ce dernier fut créé à l'image de Dieu et chaque simulacre trompe l'autre jusqu'à brouiller les frontières et se confondre. C'est ainsi que Oshii conçoit la structure-même de son discours, comme une poupée gigogne, et oppose finalement à l'image d'un Batou tenant son chien dans les bras, celle de Togusa tenant sa petite fille (laquelle tient elle-même sa poupée). L'échelle des êtres dans ce simple champ/contre-champ a pour but de prouver que la volonté de création transparaît jusque dans notre façon de chérir un être ou un objet particulier.
Ainsi, jamais frontière entre objets animés et inanimés n'aura été aussi ténue que dans Innocence, Oshii excellant dans l'art d'appuyer ses plans sur des regards vides et immobiles, interrogeant de la sorte la nature-même de ses personnages. Dans ce film, ce qui semble inanimé ne l'est jamais réellement. En résulte ce sentiment d'inquiétante étrangeté propre à déstabiliser tous les repères cohérents, d'autant que Oshii joue astucieusement des apparences tout au long de son récit en faisant croire à la présence d'un personnage alors que ce n'est qu'un hologramme, à la pleine humanité d'une scientifique clope au bec avant qu'elle ne révèle sa part synthétique ou en parcourant plusieurs rangées d'automates aux regards éteints. Dans la partie centrale de son histoire, le réalisateur va même jusqu'à se jouer de la réalité en perdant Togusa dans un piège mental mettant en parallèle trois strates de réalité à priori identiques.
Condensant ici toutes ses marottes d'auteur, Oshii convoque nombre de figures thématiques récurrentes dans son oeuvre (le piratage de cerveaux, les réalités enchâssées, le fidèle basset hound de Batou) et d'influences littéraires et philosophiques (Milton, Platon, Descartes) pour nous livrer une remarquable réflexion sur les notions d'âme, de pensée, d'apparence et d'innocence. Une réflexion qui au-delà du premier opus, s'inscrit dans la parfaite continuité du Blade Runner de Ridley Scott et même du roman initial Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques de Philip K.Dick, Oshii appuyant en outre son film par un doute possible quant à l'image du simulacre animal, concept repris tel quel du roman de l'écrivain. Ainsi, Oshii donne-t-il à ses moyens de locomotion l'aspect et les mouvements authentiques d'animaux et révèle également que le basset de Batou est un clone car "les originaux sont hors de prix", ce qui veut dire qu'ils sont en voie de disparition, tout comme dans le roman de Dick.
L'ampleur narrative et philosophique du film est servie par un graphisme grandiose qui marie harmonieusement pour l'époque animation classique en 2D et images de synthèses. L'esthétique générale fut repensée par rapport au premier film et outre le changement de look de Batou, Oshii privilégiait ici une palette de couleurs sombres à dominante sépia et une touche de couleurs froides, à l'opposé de la dominante bleu mécanique du premier opus (la version originale, pas cette horreur retouchée de 2013). Empreint d'une somptueuse ambiance rétro-futuriste digne du film de Scott, Innocence se visionne alors comme on admire une toile de maître, baroque et crépusculaire. La splendeur de l'animation atteint son paroxysme lors de la séquence de la maison du hacker Kim, haut-lieu des simulacres et des réalités truquées que n'aurait pas renié le J.F. Sébastien de Blade Runner.
Ghost in the shell 2 : Innocence reste un formidable film de science-fiction, foisonnant de thématiques passionnantes et de références culturelles. Pas vraiment une oeuvre de divertissement donc mais une fascinante réflexion sur notre condition et notre devenir ainsi qu'un somptueux film d'animation. Le film ne fera jamais pour autant l'unanimité, certains râleront après le manque de scènes d'action quand d'autres s'extasieront simplement devant la splendeur du chef d'oeuvre.