Dans l'espace, personne n'entendra Matt Damon crier "Mais qu'est ce que je foutais là?"

Comme je le disais en introduction des meilleurs films de Christopher Nolan, si j'ai toujours eu une certaine affection pour ce cinéaste grâce à la richesse narrative de ces films et son attachant côté vieille école dans sa fabrication cinématographique, j'ai aussi souvent été gêné par le manque d'inspiration de sa mise en scène, souvent bien peu inventive au-delà d'une classique efficacité. Le réalisateur allait presque me donner tort cette fois ci tant la première partie d'Interstellar se révèle justement à la fois intelligente et inspirée dans la réalisation comme dans l'écriture, cette dernière trouvant un parfait équilibre entre son exposition du background et la construction de son personnage principal.

Le récit réussit à basculer subtilement le spectateur du film contemporain vers l'anticipation et contrairement à tout le reste du film, sans avoir besoin de faire des tonnes d'explications pour clarifier la situation au public, parvenant à présenter l'univers dépeint par l'intermédiaire du récit personnel du héros. Cette introduction est d'ailleurs digne d'un grand film de science-fiction tant elle parvient à synthétiser tous les degrés de lecture pour que les spectateurs puissent y intégrer leur sensibilité. Il y a le récit personnel d'un père frustré de ne pas avoir su exploiter ses compétences, son récit familial marquée par l'absence difficile de son épouse et surtout la confrontation entre son scepticisme scientifique et l'imaginaire débridée de sa fille qui se veut un miroir du cynisme actuel de l'humanité incapable de faire confiance à son imaginaire et à sa capacité d'améliorer sa condition, préférant comme le résume le héros "baisser la tête vers la poussière plutôt que lever les yeux vers les étoiles". L'ensemble étant de plus saupoudré d'une évidente dimension écologique et d'une portée symbolique qui n'est pas encore malmené par les explications rationnelles à venir. Bref, tout est concrètement réuni au départ pour faire d'Instertellar un classique de la science-fiction.

Et ensuite ça se gâte.

Il n'est pas nécessaire de s'attarder sur le choix de Nolan d'avoir complètement écarté la préparation des explorateurs pour leur voyage spatial, décision surprenante à première vue mais compréhensible vu la densité du récit. La véritable imperfection d'Interstellar survient rapidement après en faisant brutalement revenir l'action sur Terre au lieu de demeurer dans l'espace, instaurant une rupture désagréable dans l'immersion émotionnelle auprès de ses voyageurs interstellaires. Une erreur que le film ne cessera de renouveler faisant en permanence revenir le récit sur Terre pour mieux malmener l'implication du spectateur au sein du voyage spatial. Un procédé qui se justifie bien sûr par la volonté d'orchestrer l'intrigue autour de la relation du père et sa fille tout comme dépeindre l'agonie croissante de la Terre renvoyant ainsi à l'urgence de la mission du héros. Mais tout le concept d'un film comme Interstellar repose à mon sens sur l'implication émotionnelle du spectateur auprès de l'impossible odyssée qu'entreprend le héros: sa phobie angoissante du vide mortel qui l'entoure, sa solitude accablante loin de ses proches, ses tensions inévitables avec ses partenaires qu'il croise inlassablement, sa curiosité enfantine sur ce qui l'attend de l'autre côté de la galaxie. Autant d'éléments qu'Interstellar n'exploitera jamais à son paroxysme voir pire vulgarisera à cause de ce choix de rupture incessant comme si Nolan n'avait pas eu l'audace d'assumer concrètement son concept ou plutôt n'avait pas eu assez confiance dans la capacité du public à l'assimiler.

Car il en découle l'autre défaut principal d'Interstellar, pour le coup bien plus familier aux détracteurs de Nolan, son insupportable tendance à rationaliser l'imaginaire et perdre un temps précieux dans des explications interminables au spectateur. Un effet particulièrement prononcé dans ce dernier film et qui provoque le double effet pervers de rendre d'une part le récit inutilement pompeux quand les personnages se sentent le besoin de rappeler en permanence à haute voix l'importance de leurs actions (alors que le récit l'a déjà très bien fait comprendre auparavant) et d'autre part de faire passer le spectateur pour un idiot incapable d'assimiler le moindre symbole métaphorique sans que des explications rationnelles ne viennent lui expliciter.

Le comble de cette démarche absurde est certainement atteint dans la dernière partie du film, dans la droite lignée de la conclusion existentialiste de 2001 du Saint Kubrick, où alors que le récit conclut sa boucle métaphorique d'une manière formidablement touchante, le personnage principal va perdre un temps considérable à expliquer concrètement les évènements dont le spectateur est témoin plutôt que lui laisser la liberté de se l'approprier. Exactement comme si durant la Salle du Temps, l'explorateur de 2001 avait perdu son temps à clarifier la situation plutôt que laisser le spectateur s'imprégner de cette atmosphère surréaliste. Un constat accablant qui pose une interrogation inattendue:

Nolan a t-il donc si peu confiance dans la force émotionnelle du cinéma?

Ne sait t-il donc pas qu'une image vaut tous les mots? Que la puissance évocatrice d'un plan judicieusement choisi est supérieure à tous les discours qui pourraient le décrire? Il est tout de même temps de se poser concrètement cette question tant une partie considérable des 3h d'Interstellar est perdue en clarifications plutôt qu'enrichir la charge émotionnelle du film. Si encore le scénario était d'une finition absolue, ce procédé pompeux pourrait être plus facile à digérer mais en dépit de son exceptionnelle introduction, l'intrigue démontre aussi rapidement ses faiblesses.

A commencer par la construction perfectible des protagonistes, le récit se focalisant tellement sur le personnage principal qu'il en éclipse totalement les autres pour lesquels le spectateur ne ressent jamais d'empathie et ne s'implique donc pas dans les nombreuses péripéties, souvent surréalistes, du voyage spatial. Et il est temps d'évoquer l'anomalie de la 5ème dimension qui s'est introduite dans l'intrigue, j'ai nommé Matt Damon. Pourtant plutôt bien introduit dans le récit et porteur d'un renouvellement narratif intéressant, le personnage est tellement bâclé et ridicule qu'il en devient incroyable d'avoir donné un rôle aussi mauvais à une star Hollywoodienne, et au demeurant un acteur qui a ma sympathie. Le pauvre n'est en plus pas aidé par une mise en scène bâclée et une direction d'acteurs perfectible qui nous ferait presque rappeler une certaine Marion Cotillard dans Dark Knight Rises. La pire demi-heure du film est clairement celle consacrée à son personnage, véritable boulet du récit, désolé Matt mais là il y a vraiment un gros soucis.

Pour le reste, l'aspect surréaliste de nombreuses péripéties du voyage spatial n'aide pas vraiment à prendre le récit au sérieux ou à ressentir de la tension dans l’odyssée du héros (tension de surcroît malmenée par les nombreux allers retours de l'action sur Terre), je pensais que l'extincteur de Wall E dans Gravity était déjà un peu limite mais Interstellar est allé bien plus loin à ce sujet. Enfin l'insupportable Happy Ending, aussi invraisemblable que conventionnel dans son traitement, n'aide pas à calmer les réticences sur le film dans sa globalité. Car oui je me suis principalement attardé sur les nombreux défauts d'un film que j'ai au demeurant apprécié (si, si) parce que non seulement de nombreuses personnes sont déjà là pour mettre en avant ses qualités mais surtout parce que ses lacunes ternissent un film qui avait tout pour devenir un chef d'œuvre absolu.

Lorsque le récit rationnel n'empiète pas sur la puissance évocatrice des images, lorsque Nolan prend un minimum de temps pour se focaliser sur le récit spatial de son héros, l'immersion fonctionne, la mise en scène est juste et surtout surtout le jeu d'acteur est juste. Car c'est bien cet exceptionnel Matthew McConaughey qui parvient à outrepasser tous les défauts du film tant son interprétation, tantôt cynique, enfantine, émouvante ou ironique, est toujours bien adaptée à la scène. La meilleure séquence du film tient d'ailleurs dans un simple gros plan, la classique efficacité de Nolan, dans lequel l'acteur parvient à insuffler tellement d'émotions qu'il compense toutes les lacunes narratives du film. C'est un acteur doué, le saligaud, qui n'a clairement pas volé le buzz autour de son come-back et Nolan a comme d'habitude eu l'intelligence de savoir bien s'entourer.

Au final, j'en reviens toujours au même constat concernant la filmographie de Nolan, celle d'apprécier surtout ces films en raison du déplorable contexte actuel des blockbusters Hollywoodiens. Il est suffisamment rare aujourd'hui qu'un film à grand budget ne rejoigne pas le bidon de lessive lobotomisé pour apprécier son ambition même si elle passe par une vulgarisation du concept et une simplification auprès du grand public. Mais dans le contexte global des odyssées spatiales, en terme de phobie oppressante Gravity faisait bien mieux, sur le sentiment oppressant de solitude Moon faisait mieux à sa manière, sur les tensions psychologiques entre les astronautes Sunshine de Danny Boyle était plus développé et sur la dimension existentialiste de ce voyage impossible 2001 peut toujours dormir en paix. Bref Interstellar n'est simplement qu'un bon film de science-fiction parmi tant d'autres là où son indéniable potentiel aurait pu l'amener à devenir un classique instantané. Et c'est tout de même dommage.

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le 9 nov. 2014

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