Heureux qui comme Ulysse...
L'année dernière, Gravity réinterprétait le film d'aventures spatiales en proposant une attraction viscérale, qui reposait avant tout sur une prouesse technique. Adepte d'un cinéma lui aussi porté sur la démesure technologique, Christopher Nolan livre sa vision de l'épopée interstellaire par le biais d'un récit de science-fiction assez conventionnel en termes d'enjeux, et de tonalité. S'inscrivant dans un registre pré-apocalyptique décidément très à la mode, il dépeint un avenir proche aux accents funestes : l'humain, après avoir payé les pots cassés de son hubris scientiste, périclite faute de pouvoir renouer avec son caractère industrieux. Car c'est bien de cet attribut originel, essentiel, de l'homme à interroger et à transformer le donné, à privilégier l'explication étiologique, le récit mythique, à la réduction mathématique, ou plutôt à la possibilité de conjuguer les deux, qu'il sera question avant même que le fil narratif, aux prémices séduisants en matière de construction des personnages et d'ébauche d'atmosphère, nous fasse graviter tantôt vers le film d'aventure, tantôt vers le récit scientifique mal dégrossi.
Beaucoup d'encre a visiblement coulé sur les nombreuses incohérences scientifiques et techniques de la proposition de Nolan. Mais les détracteurs rigoureux semblent, en adoptant cette attitude cartésienne, avoir mal saisi la critique il est vrai faiblement portée par ce dernier métrage, qui est celle du rationalisme rigoriste érigé comme dogme suprême, au détriment du caractère conquérant, astucieux, en somme pré-moderne (de là l'importance du registre épique), de l'être humain. C'est dans la lignée des grands explorateurs, conquérants et audacieux, que s'inscrit Cooper. Ce que vient confirmer toute une batterie de références bibliques (les douze apôtres assimilés aux douze pionniers envoyés en reconnaissance, le projet Lazare, ou encore les tempêtes de poussière qui viennent mettre à mal les récoltes) D'où peut-être, ce sentiment mystique et ambigu, face au sublime et à la terreur qu'il suscite, toujours suggéré et jamais frontalement développé (si ce n'est par l'imagerie, bien connue, d'un miroir déployant son reflet à l'infini, et figurant bien peu subtilement les causes et les effets... jusqu'à la première ?). C'est enfin par une éloge de l'intuition et des instincts que les scénaristes concluent l'épopée spatiale. Non pas au détriment de la raison, mais conjuguée à cette dernière.
Il serait donc plus judicieux de porter la critique sur cet impensé métaphysique, maladroitement évacué par des deus ex machina convenus, des digressions malvenues et des péripéties globalement très ordinaires. Il est vrai que l'aménité esthétique de l'ensemble, la distribution globalement solide et la partition inspirée d'un Zimmer tout en contrepoints minimalistes, viennent combler ces lacunes pour envoyer sur orbite le très bon divertissement du réalisateur de The Dark Knight. Mais ne lui permettent néanmoins pas de contrebalancer cette impuissance à affronter ses thèmes réels, en somme d'être passé à côté de son destin possible de film mémorable... Car par l'emploi de procédés éculés, qui tiennent plus de la formule académique, que de la témérité narrative, Christopher Nolan semble s'être conformé à ce qu'il aurait aimé déconstruire. Mais il y a après tout une majesté propre aux paradoxes...