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Deux ans après avoir conclu sa saga Dark Knight, le génie d’Hollywood vient nous rappeler qui est le patron. Et on l’écoute sans broncher.


On dit souvent qu’une critique ne doit pas contenir de première personne du singulier, afin que l’avis décrit puisse être plus facilement partagé avec le lecteur. Pour une fois, je ferai une exception, tout d’abord parce qu’Interstellar est une expérience sensorielle et personnelle surpuissante, majoritairement due à son concept et ses enjeux aussi imposants que le cosmos, mais aussi parce que mon amour pour ce long-métrage émane avant tout de l’admiration que j’ai envers Christopher Nolan. Parfait exemple de la réussite d’un auteur à Hollywood, il est surtout le créateur d’une œuvre incroyablement cohérente et novatrice. Ayant réussi à garder son cap entre les budgets ridicules de Following et Memento et l’ambition gargantuesque des Dark Knight et d’Inception, le réalisateur semble être devenu l’inspiration majeure des (jeunes) cinéphiles du monde entier (moi le premier), justifiant sans doute la virulence de plus en plus importante de ses détracteurs. Soyons clairs, Interstellar ne changera pas la donne. Il l’accentuera même, tant les fans, dans lesquels je m’inclus, y verront le long-métrage le plus fou et peut-être le plus abouti de son cinéaste, s’inscrivant dans un univers de science-fiction où la Terre n’a plus rien d’autre à offrir que de la poussière. L’humanité se meurt. Elle manque de nourriture et l’asphyxie générale la menace.


Christopher Nolan étant obsédé par le cerveau et ses capacités, il n’est pas étonnant que l’intérêt premier qu’il porte pour cette dystopie soit l’abrutissement des masses, qui permet d’éviter la panique. Dans cet environnement terne où quelques touches de verdure tentent parfois de percer (très beau travail du chef opérateur Hoyte Van Hoytema), l’épanouissement personnel importe peu. Cooper est un ancien pilote. Il est désormais agriculteur, vivant frustré et veuf avec ses deux enfants. Mais quand sa fille Murphy lui permet de trouver une base secrète de la NASA, celle-ci lui propose de partir en expédition avec une équipe de scientifiques à travers un trou de ver, pour essayer de trouver une planète habitable dans une autre galaxie. Autrement dit, le saut ultime dans l’inconnu ! A l’heure des blockbusters misérabilistes, où l’espace est surtout une voie d’accès vers notre chère planète bleue pour des envahisseurs en tout genre, il est plus que passionnant de voir Nolan revenir aux odyssées spatiales ambitieuses, véritable hommage aux capacités de l’homme, prêt à risquer sa vie pour la connaissance.


Alors, bien entendu, Interstellar est souvent stressant et spectaculaire, surtout dans sa manière de montrer la « frontière finale » dans son immensité, beauté géante et immobile, filmée par des plans d’ensemble aérés qui paradoxalement écrasent le vaisseau Endurance. Mais dans ce microcosme pourtant infini, le réalisateur s’intéresse avant tout à une étude de l’humain, percevant les membres de son équipage comme un échantillon à observer au microscope. En alternant le gigantisme et le nanisme, Christopher Nolan a la bonne idée de partir d’une chronique familiale pour décrire par la suite un condensé de l’histoire de l’homme, avec ses avancées et ses chutes. Comme on peut s’en douter, le facteur humain de la mission va créer des complications. Dans de telles situations, il est naturel que certains des choix pris par l’équipe soient guidés aveuglément par leurs émotions (en premier lieu l’instinct de survie). L’aspect blockbuster d’Interstellar ne provient dès lors pas de ses quelques scènes d’action, mais bien de ce mélange d’excitation et de peur que l’on éprouve face à l’inconnu. La contemplation d’un merveilleux que l’on sait dangereux est le plus beau des spectacles auquel nous convie le réalisateur, magnifiant ses paysages par la musique aux accents divins de Hans Zimmer.


De ce fait, Nolan cherche avant tout à jouer des limites intellectuelles d’une espèce incapable de la pure rationalité. Il appuie d’ailleurs cette imperfection de l’homme par la plausibilité scientifique souvent complexe de son long-métrage, en grande partie due au soutien du physicien Kip Thorne. Et pourtant, sans jamais réduire l’impact de la recherche, le cinéaste privilégie la pratique à la théorie, quand bien même une action puisse reposer sur une science aussi inexacte que l’instinct. On taxe souvent Nolan de cinéaste froid, mais c’est une erreur. Il emploie juste parfois une certaine mécanique de mise en scène pour accentuer les émotions de ses personnages, ou, justement, leur volonté de les cacher. Par exemple, dans Memento, nous sommes aussi perdus et désemparés par le montage non-linéaire que Leonard par son amnésie. En bref, la rationalité qui jalonne sa filmographie ne peut rien sans des sentiments profondément humains et incontrôlables. A ce titre, Interstellar est probablement son œuvre la plus émouvante à ce jour, reposant en grande partie sur la finesse d’écriture de ses personnages. Dans un brillant effet de montage, le départ de Cooper dans la fusée de la NASA importe moins que son départ de la ferme familiale, où il laisse derrière lui et à contre-cœur ses enfants. Tandis que le compte à rebours du décollage retentit, on voit encore l’homme dans sa voiture, s’éloignant inexorablement de ses proches en essayant de retenir ses larmes. La puissance d’Interstellar provient également de cette façon pour Nolan de prendre son temps, afin de mieux capter les transitions d’expressions faciales de son incroyable casting, Matthew McConaughey et Anne Hathaway en tête. Dès lors, il relie les vérités mathématiques à des concepts abstraits, tel que l’amour conçu par les êtres humains, que l’on ne peut pas mesurer ou contrôler. L’un ne fonctionne pas sans l’autre, et notre rationalité limitée paraît au final essentielle si on l’emploie comme une force. C’est probablement pour cette raison que l’une des plus belles trouvailles du film résulte de deux robots rectangulaires et sympathiques. S’ils sont dévoués à leur mission sans avoir à craindre des émotions, ils ne sont pas pour autant parfaits. Ils ne peuvent pas réagir dans l’urgence car ils ne connaissent pas la panique. Ils ont été créés dans le but de singer l’homme sans pouvoir y parvenir, programmés avec des sentiments (ou plutôt une imitation de sentiments) calculés et réajustables en pourcentage, alors que la force de l’humain réside justement dans sa manière d’apprendre à gérer ses passions (au sens philosophique du terme) de manière approximative, et en acceptant parfois qu’elles nous submergent.


Et en même temps, Nolan construit l’ensemble des péripéties de son film sur ce qui constitue l’humain : le doute. Ainsi, il développe une jolie ambiguïté sur la raison du départ de Cooper. Accepte-t-il de quitter la Terre par pur sacrifice, pour sauver le monde et ses enfants ? Ou part-t-il aussi, comme il le dit à Murphy, pour « exister », pour réaliser son rêve de voir un monde où l’humanité ne vit pas perpétuellement dans la crainte ? Les passions sont souvent des handicaps pour les personnages nolaniens (Cobb dans Inception, perdu dans ses rêves à cause de l’ombre de sa femme disparue, ou les protagonistes de Memento et du Prestige, dont les actions sont dirigées par un esprit de vengeance). Néanmoins, le réalisateur a toujours représenté la supériorité de ces passions et de l’imaginaire sur la rationalité et le réel, appuyant des dénouements sombres, du moins jusqu’à Inception. En effet, ce dernier marque, malgré sa fin ouverte, une évolution dans le cinéma de Nolan. Si l’on est optimistes quant au sens du dernier plan du film, ses personnages sont désormais capables d’apprendre à contrôler leurs passions, à trouver l’équilibre entre l’entendement et la volonté. En bref, à atteindre la définition philosophique de la sagesse. Si l’on s’appuie également sur la fin de The Dark Knight Rises, Bruce Wayne apprend à ne plus ignorer sa peur pour mieux l’apprivoiser. C’est de cette manière qu’il parvient à se libérer de son alter-ego Batman, qui, dès lors, en dépassant le statut d’humain du milliardaire philanthrope, devient une légende. Interstellar accentue plus que jamais cet humanisme. Ce qui fait de nous des hommes, et tout particulièrement notre volonté est notre plus grande force pour évoluer, si tant est que l’on en connaisse les limites pour pouvoir les repousser. C’est là que le projet est extrêmement ambitieux. Le film n’est pas que le reflet d’une simple évolution de l’œuvre d’un cinéaste, mais aussi celle de notre espèce. Pour autant, Nolan ne fait ni appel à une quelconque entité divine, ni à une suprématie totale de l’homme. Nous sommes puissants, certes, mais nous sommes infiniment petits aux yeux de l’univers.


Au-delà de ce contraste de tailles essentiel à tout grand film sur l’espace, la mise en scène d’Interstellar est surtout l’occasion pour Christopher Nolan d’offrir une expérience de cinéma intemporelle, mêlant les trucages d’antan avec les effets spéciaux numériques d’aujourd’hui, de la magie artisanale des premiers Star Wars au réalisme glaçant de Gravity. Mais ce large panel de références et de possibilités permet de voir dans le long-métrage la représentation la plus explicite de certaines des obsessions du réalisateur, à savoir l’immersion du spectateur et le temps. Dans cet univers orienté hard science, qui rappelle donc forcément 2001: l’Odyssée de l’espace (qu’il ne copie pas pour autant), la caméra est souvent à portée de la technologie, vissée sur les parois de l’Endurance. Nolan a toujours aimé manipuler son public, c’est-à-dire utiliser les limites du cadre pour diriger son point de vue sur l’action, afin de ne pas forcément mettre en avant un élément trop explicatif. Avec son regard sur la prestidigitation et sa mise en abyme du cinéma, Le Prestige est sans nul doute à considérer comme le manifeste de sa filmographie. Il maîtrise son art comme un tour de magie, en faisant diversion pour tromper le spectateur, notamment par le montage, qui est une forme d’écriture aussi importante que le scénario à ses yeux. Interstellar a ainsi tout du lapin sorti d’un chapeau. Il dévoile ses (imposantes) surprises avec parcimonie pour mieux nous émerveiller. Enfin, pour un réalisateur qui repose une grande partie de son cinéma sur les artifices possibles des ellipses, des étirements de la temporalité et des histoires déconstruites, jouer avec la notion de relativité (une heure sur une planète peut équivaloir à sept ans sur Terre, etc.) et finir par matérialiser le temps comme la quatrième dimension sonne comme une quintessence de son art. Les remords exacerbés par le temps qui passe n’ont jamais autant concerné des protagonistes nolaniens, prisonniers trois heures durant d’un espace-temps qui les dépasse, accentuant la durée et la distance qui sépare Cooper de ses enfants.


Comme à son habitude, Christopher Nolan s’amuse donc à brouiller les pistes à partir des codes connus du cinéma. Mais à travers une œuvre aussi ambitieuse, ils n’en paraissent que décuplés. Dès lors, comment interpréter les nombreux va-et-vient entre les aventures de Cooper dans le cosmos et celles de sa fille Murphy sur Terre ? S’agit-il de montages alternés (le lieu diffère mais pas la temporalité) ou de montages parallèles (le rapprochement entre les deux actions est purement symbolique) ? La véritable force d’Interstellar est à chercher dans cette parfaite maîtrise que son réalisateur a du langage cinématographique, et qui lui permet de flouter ce langage, pour que le film dépasse le médium qui l’accueille. Je me permets de repasser à la première personne du singulier pour décrire cette façon qu’Interstellar a de transcender. Comme rarement au cinéma, j’ai eu l’impression que le contenu de l’écran, l’infini sombre de l’univers se déversait dans la salle obscure pour m’envelopper, m’interrogeant à travers ses personnages sur ma propre condition d’être humain. Quand Christopher Nolan témoigne des chocs qu’il a eu étant enfant en voyant Star Wars et 2001, je pourrais réemployer les mêmes termes envers ce chef-d’œuvre qu’il vient d’offrir à notre génération. En reprenant la notion de relativité du long-métrage, Interstellar nous plonge dans une planète cinématographique où le temps semble se suspendre pendant la séance. Pourtant, longtemps après, on reste encore hantés par la réflexion d’un génie venu nous rappeler cette simple mais magnifique vérité : Human After All, comme l’ont dit deux autres pionniers d’un autre art.


"L'un des chefs-d'oeuvre de la décennie. Tout simplement."

Créée

le 8 nov. 2014

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