Avec ce film, Nolan à compris ce qu'était vraiment la mise en scène, ce qu'était que faire un grand film. Mettre en scène, c'est construire du temps. Ca rejoint même les théories de Daney : il y a les mauvais films, ceux qui ne construisent pas de temps, les bons films, ce qui en construisent, et les grands films, ceux qui opèrent des "mélanges de temps". Interstellar appartient à la dernière catégorie.
Et ce n'est pas parce qu'il dure trois plombes. Le film ne parle, ne filme, ne réfléchit à rien d'autres qu'à la notion du temps. Le temps qui s'arrête (ces instants de silence qui enterrent une bonne fois pour toutes la baudruche Gravity) et qui accélère, des contemplations qui se brisent, forment un film qui bouge selon les dimensions, les vies, les possibilités du cinéma. Alors, tout ce qui rendait nul le cinéma de Nolan jusqu'à présent, l'aspect monolithique, le sérieux, l'absence de vie, s'incarne ici et nous donne un chef-d'oeuvre, réflexif, jubilatoire, incarné, humain, vibrant. Parce que sur l'écran, pour la première fois, on voit couler le temps, comme une respiration qui enfle et qui dépasse le film. Je pense aux premières minutes dans l'espace, silencieuses, où l'on voit les mains qui travaillent et découvrent leur environnement. Je pense à ce montage parallèle entre ce qui se passe sur la terre et sur la planète glacée dans la dernière heure et demie du film : de la contemplation à l'action, le flot d'images transporte une idée, celui de la fuite, des années, des vies, des âges. Comme une sorte de "tragédie alternative", une déviation de chaque instant de ce qui doit se jouer. Il y a la fin, que l'on devine funeste, et il y a le temps d'un film, le cinéma qui doit déplacer cette issue et la transfigurer, l’universaliser. Cette histoire entre un père et cette fille, c'est très révélateur : quel sujet au cinéma, et même dans la vie, apporte plus de questions sur la notion de la fuite du temps ?
Ce sujet est passionnant parce qu'il construit du temps en le regardant fuir. Et construire du temps, c'est construire du cinéma. Construire du cinéma, c'est construire de l'émotion. Voilà l'équation qui manquait inexorablement à tout ce qu'avait entrepris Nolan avant Interstellar, et qu'il trouve maintenant, dans une sorte d'état de grâce absolu qui m'a littéralement désarmé. Parce que le film est bouleversant. Le regard qu'il porte sur ses acteurs, leurs conflits moraux, les questions qu'ils posent et se posent, sur l'humanité, sur le temps, sur eux-mêmes - sont frissonnants d'émotion et de beauté.
Voilà tout ce que je trouve à dire pour l'instant. Il n'y a pas que ça, bien sûr, il y a cette séquence sur la planète glacée où tout semble crier le désir d'incarner une altérité à la métaphore, de ramener l'épopée vers l'humain, tous ces cœurs qui battent à l'unisson ; il y a les acteurs, bouleversante Anne Hathaway, magnifique Damon, immense McConaughay ; il y a cet usage du champs-contrechamps, que Nolan parvient, en 2014, à réinventer, avec ce visage d'un père dévasté devant les 23 années de message de son fils défilant sur la télévision. Il y a la fin, où Cooper devient le fils de sa fille et qui en la regardant se retient de pleurer. Il y a les montagnes de vagues, les silences immersifs - et le temps qui s'en va et que Nolan regarde, comme s'il découvrait pour la première fois une âme à offrir à sa caméra.
Quant à moi, plus jamais je ne ferai la bêtise puérile de vouloir "boycotter" un cinéaste. Ça me servira de leçon. Et donc ce film est, personnellement et universellement, d'une importance capitale. Parce qu'il prouve, dans son humanisme, sa grandeur, son émotion battante, que le miracle est possible. D'un cinéaste médiocre peut sortir quelque chose qui fait parti de ce que le cinéma peut offrir de plus beau. Il lui faut simplement du temps. Le temps pour que naisse le miracle. Et Interstellar est bien cela : un miracle.