Voyage au bout de l'envers... Ou comment Gaspar Noé pense le cinéma non pas en termes d'impératifs commerciaux ou de messages publiques mais en termes d'images et de sons. Irréversible est un film à travers lequel la notion de plan se trouve littéralement bouleversée, questionnée, en aval même du photogramme. Un cinéma du punctum, de la singularité, a fortiori unique qui amène une question passionnante : comment fabriquer un film ? Et surtout : comment le regarder ? Du générique introductif évoquant les ciné-tracts militants de Godard à la coda stroboscopique renvoyant directement au The Flicker de Tony Conrad Gaspar Noé propose une expérience émotionnelle inédite ramassée sur un peu plus de 90 minutes, convoquant ses obsessions cinéphiliques pour en faire des moyens narratifs et / ou effectifs : Stanley Kubrick bien sur, que le réalisateur n'a de cesse de porter au pinacle depuis des années mais aussi Stéphane Drouot, Jean-Louis Costes, Stan Brakhage et surtout Kalatozov pour les expérimentations frénétiques de la caméra...
Irréversible, en mauvais bon film polémique se précède par lui-même puisque bon nombre de cinéphiles, de critiques ou de simples spectateurs l'ont peut-être commenté, jugé ou consulté avant même de l'avoir vu. La polémique provoque rarement du bon cinéma - au sens de cinéma passionné - occultant les vraies questions de fond et de forme. De fond Irréversible ne manque pas malgré les dires de ses détracteurs : simplement Noé privilégie la symbolique au discursif, la poésie au rationnel. Pour ce faire il emploie des moyens narratifs conceptuels - au risque de tomber dans le schématisme, ce qu'il évite admirablement par le biais d'une direction d'acteurs fondée sur l'improvisation et ses aléas - et donc expérimentaux : invisibilité du montage créant une continuité cinématographique cohérente ; recherche d'émotions multiples chez le spectateur au gré d'une douzaine de séquences de tonalité souvent très différentes ; mouvements de caméra chaotiques retravaillés en post-production avec une minutie maladive ; travail sur les basses-fréquences, les paysages sonores complexes et le mixage musical particulièrement chiadé de Bangalter...
Cinéma viscéral, dans lequel on pénètre tel un ténia dans un boyau... Un cinéma de couleurs, organique et rabattu. Gaspar Noé pousse sa tête chercheuse dans ses derniers retranchements, dilatant ses séquences pour en faire des petits monuments de style au point de créer du vide. Du Void. Irréversible s'appréhende comme un morceau de musique progressive, un flux hasardeux, chaotique. Le tunnel, siégeant au coeur du film, en sera la césure : frontal, le regard ne banalise d'aucune façon puisqu'il renvoie à la question posée un peu plus haut : comment regarder un film ? En salles - dans le meilleur des cas - ou dans le confort d'un home cinéma, mais surtout d'un bout à l'autre. Sans le consulter. Sans le lire en diagonale. C'est ce que semble proposer ce tunnel central, lui-même imbriqué dans ce long tunnel du nom d'Irréversible...
Reste, après un nouveau visionnage, l'impression d'un immense talent de cinéma et d'une immersion constante, celle d'un soin accordé à chaque séquence avec trois points culminants pour ma part : le climax vrombissant des vingts premières minutes, la séquence colossale de la soirée dansante ( qui reste un sommet de mixage et de réalisation ) et le final désespérément naïf accompagné du flicker ultime. Une émotion unique, indescriptible, perdure après Irréversible. Un chef d'oeuvre de recomposition, lyrique et particulièrement marquant. A voir absolument.