Irréversible peut essuyer toutes les critiques imaginables, il n'en reste pas moins un film viscéral d'une grande originalité : l'histoire se déroule à l'envers ; se ré-enroule en un sens : scène après scène, on remonte chronologiquement le fil du récit, des abysses vers la lumière. Et pour cela, Gaspar Noé mérite d'être applaudi, car jamais un réalisateur n'a pris autant de risques dans la construction d'un film faisant sans doute parti des plus obscurs du cinéma.
(attention quelques spoils)
Alex (Monica Bellucci) le révèle après deux tiers de film : "Il paraît que le futur est déjà écrit ; tout est là". En effet, le spectateur lui-même arrive trop tard : la séance est déjà terminée, la projection s'est achevée avant même que le film ne se lance. Et Gaspar Noé va décider de prendre le spectateur par la main, de l'entraîner dans cette danse macabre pour remonter le Léthé, fleuve de l'Oubli prenant sa source dans les enfers.
Chaque scène est une incompréhension considérée en elle-même, mais en même temps une mise en lumière de la scène précédente. Ce procédé ingénieux place donc le spectateur dans un rapport latent avec le film : il arrive toujours à la bourre, trop tard, ne pouvant que constater les dégâts, et en sachant que ce qu'il voit à chaque instant ne trouvera réponse que plus tard.
Ainsi le film débute par des scènes d'ultra-violence, du cassage de bras au visage ensanglanté d'Alex, en passant par un meurtre à coups d'extincteur en pleine figure. Oui, Noé ne laisse place à aucune concession, aucun compromis : il décide d'aller au bout, jusqu'à l'orgasme physique et traumatique.
Et cela passe par une réalisation frôlant la perfection. Au-delà de l'originalité du récit fait à rebours, l'utilisation de la caméra est une fois de plus d'une maîtrise étonnante. Les lumières vacillantes, la caméra tremblante et virevoltante, les musiques enivrantes participent de ce long chemin irréversible vers l'extase.
L'hypnose est en marche, quand vient alors cette fameuse scène de viol. Une scène libératrice des pulsions d'un spectateur tiraillé entre sa volonté raisonnée et raisonnable de détourner le regard face à une telle ignominie, et sa tentation de tout de même oser un regard curieux et coupable entre les doigts de la main qu'il a spontanément plaquée contre ses yeux. Mais le démon intérieur prend le dessus, le pacte de Faust avec Méphisto est signé, et le spectateur accepte malgré lui d'être le complice de ce tableau maléfique. La culpabilité est d'autant plus grande que plus on remonte le fil du drame, plus on en sait sur les conséquences des scènes à venir.
Œuvre extatique, contemplative, Irréversible opère donc un double mouvement : la remontée du récit, de l'ultra-violence à l'amour, de la mort à la (re)naissance (en témoigne le poster de 2001, L'Odyssée de l'espace qui n'est pas là par hasard), qui se fait en même temps que le spectateur sombre petit à petit dans une culpabilité malsaine, névrotique, au bord de la folie. Au fur et à mesure que l'histoire rebrousse chemin, le spectateur coule. Les couleurs se vivifient, partant du rouge sang pour arriver au vert d'une pelouse ; les musiques deviennent de plus en plus perceptibles, allant du bruit sourd pour finir sur une symphonie classique.
Et à la fin, paradoxalement, c'est un sentiment de bien-être qui l'emporte, accompagnant Alex, allongée dans l'herbe. Le temps détruit tout, Noé l'a compris, et en proposant ce rembobinage génial, il reconstruit son récit pour mieux extirper du spectateur ses instincts destructeurs.
Après Seul contre tous, qui déjà osait l'impensable, soulevant des questions troublantes quant à l'inceste, Irréversible s'impose comme une œuvre majeure et marquante dans la filmographie de Gaspar Noé. Le réalisateur va au bout de son film, au bout du fantasme, au bout de l'horreur et de l'imaginable pour éveiller les passions enfouies en chacun de nous. Avec Irréversible, Noé posait les bases de son futur chef-d’œuvre : Enter the Void, véritable sublimation d'un art diaboliquement controversé.