Les démons familiers (a.k.a. Das Unheimlich)
Voilà donc le premier très grand film de 2015. Tout est inventif dans It Follows! Et tout y est hypnotique, séduisant, et sidérant d'une inquiétante beauté.
La plus grande qualité du film est d'abord de subvertir dans un même mouvement deux genres cinématographiques aux codes pourtant solides : le teen-movie et le film d'horreur. David Robert Mitchell illustre ici à merveille le concept de déterritorialisation, cher à Deleuze (ou à André Manoukian, on ne sait plus très bien en ces temps troublés). Il est assez évident que l'amateur de films d'horreur lambda ne trouvera pas son compte. Mitchell concède bien une séquence d'horreur typique avec jump scares de rigueur mais c'est à peu près tout. Côté comédie teen, pas grand chose non plus à se mettre sous la dent : quelques gags (dont un très drôle basé sur l'idée même du film, l'entité n'est visible que par celui-ci qui a été "contaminé" : il faut donc toujours vérifier que d'autres personnes voient la même chose que soi), et un peu de sexe mais relativement malaisant car étrangement lié à l'interdit (du meurtre, de l'inceste, etc.).
La thématique d'It Follows sans être révolutionnaire aborde de manière sensible et plutôt fine la perte de l'enfance (seul recours ici contre l'horreur), la mélancolie adolescente et l'horreur des angoisses de mort et de perte de soi qui en découlent. Les figures parentales sont totalement absentes, ou font retour sur le mode hallucinatoire et se révèlent alors terrifiantes (voir, vers la fin du film, l'incroyable [SPOILER] scène d'inceste entre une mère et son fils, très inconfortable pour le spectateur - et pour la pauvre victime bien sûr, qui n'y survivra pas). Ce mélange de problématiques et de styles organise la confrontation entre des influences d'univers très différents : l'incroyable séquence d'ouverture renvoie au chef d'œuvre de Carpenter, Halloween, matrice du slasher movie, quand la torpeur et la mélancolie diffuse du film renvoie à Sofia Coppola, voire à Gus Van Sant. On pense également beaucoup aux premiers Cronenberg, Frissons et Rage. L'onirisme cauchemardesque n'est pas non plus sans rappeler le Wes Craven années 80. Mitchell n’est jamais écrasé par ces références, il réussit même précisément à apporter un regard et un style originaux à ces thématiques qui traversent depuis plus de 60 ans le cinéma américain. D’autre part, l’angoisse se diffuse tout au long du film grâce à l’illustration brillante que Mitchell donne à l’inquiétante étrangeté (la fameuse Unheimlich), qui trouve ici une représentation fort pertinente dans cette entité capable de prendre l’apparence d’un proche. Proche qui devient alors étrangement familier, ou familièrement étrange.
Le détournement, la subversion des genres se fait par un acte de cinéma à la fois terriblement anodin et tellement incroyable : la foi en la mise en scène. Et c’est ça qui est si beau. Outre la qualité de la photographie, il faut souligner l’audace des panoramiques et travellings circulaires en quasi plans-séquences, la mise à profit de la profondeur de champ qui force le spectateur à littéralement rentrer dans l’image à force de la scruter et d’y chercher la trace d’un zombie, d’un follower. La musique électronique travaille sur la distorsion, la dégradation sonore qui vient comme écraser les images trop belles, trop tranquilles et met en évidence l’angoisse et l’horreur intrinsèquement tapies dans l’ombre des suburbs américaines (on pense évidemment à Halloween encore une fois).
Ainsi, grâce au regard et aux préoccupations du cinéaste, le film d'horreur retrouve dans It Follows sa capacité à bouleverser les formes cinématographiques et son regard acerbe sur une société en crise. David Robert Mitchell, un cinéaste à suivre donc.