Rappelons tout d'abord le dispositif de Une Sale Histoire de Jean Eustache. Le film se scinde en deux parties: une partie fiction et une partie documentaire. Les deux parties, d'une vingtaine de minutes chacune, mettent en scène un narrateur racontant la même (sale) histoire à un auditoire majoritairement féminin. Dans cette histoire, il est question de voyeurisme et d'un trou à travers duquel le narrateur avait l'habitude d'observer, dans les toilettes d'un café parisien, le sexe des femmes qui s'y rendaient. Cette histoire est le fruit de Jean-Noël Picq, histoire probablement construite plus que vécue. C'est d'ailleurs Picq lui-même qui raconte l'histoire dans la partie documentaire. Les « auditrices » n'étaient pas informées du sujet qui allait occuper la soirée et le tournage. Dans la partie fiction, Eustache a confié le soin à Mickaël Lonsdale, acteur professionnel (ce qui n'est pas le cas de Picq), de raconter la même histoire en n'y apportant uniquement de légères modifications.
Une Sale Histoire prend donc la forme d'un monologue, redoublé, où tout est dit et rien n'est montré. Il s'agit d'un film de parole, de langage. Le spectateur ne verra rien: il se trouve dans la même position que les personnages, la plupart féminins, qui écoutent l'histoire dans le film. De cette absence de représentation, de ce « trou », naît une représentation mentale de cette histoire : « l'écran se dresse à l'intérieur de l'esprit » du spectateur.
Outre la question de la représentation et de la figurabilité au cinéma, Eustache semble poser la question des frontières entre réalité et fiction par le dispositif utilisé dans son film, c'est à dire par la répétition de l'histoire et par le transfert du document à la fiction. Le film s’organise selon l'inversion de l'ordre « logique »: la fiction après la réalité qu'elle imite. Eustache choisit ainsi de ne pas respecter cette logique attendue. Le rapport du modèle à la copie s'en trouve déconstruit, Pick pouvant alors être l'imitateur de Lonsdale. C'est donc bien la définition et la valeur de la réalité (et de la fiction) que questionne Eustache à travers Une Sale Histoire: le dispositif investi par le film provoque un effet-miroir tourné vers le spectateur non seulement dans son rapport au contenu manifeste du film (le désir masculin, les rapports homme-femme) mais également dans sa perception de la réalité.
Au niveau des contenus signifiants du film, le trou, omniprésent tout au long d'Une Sale Histoire, y apparaît polysémique et ce, qu'il s'agisse du trou dans la porte des toilettes qui permet un accès direct aux sexes des femmes ; du sexe féminin, cette béance qui absorbe le regard de Lonsdale/Picq; ou encore de l'absence de figuration de cette histoire, d'un trou dans les représentations.
La répétition constitue l'autre particularité du film. Une Sale Histoire n'est constitué qu'à partir de la même séquence dédoublée. Il est possible d'envisager cette répétition comme une tentative de placer le spectateur face à un choix: celui de choisir ou non une position voyeuriste. Veut-il réécouter deux fois la même histoire avec seulement quelques minimes variations? Veut-il devenir un voyeur comme le narrateur qui ne peut pas ne pas aller voir le sexe des femmes, quand bien même les différences seraient minimes? Par cette répétition, Eustache interroge le spectateur quant à son positionnement face au comportement voyeuriste: comme le narrateur, se serait-il « abaissé » pour voir à travers ce trou et y serait-il retourné?
Enfin, cette répétition induit peut-être également une position régressive chez le spectateur, qui tel un enfant avant l'endormissement, attend qu'on lui raconte, encore une fois, la même histoire, renvoyant ainsi le spectateur de cinéma à la position de rêveur (érotique).
Tous ces éléments font de Une Sale Histoire un film inconfortable, fascinant et surtout passionnant qui semble intéresser tout autant la critique cinématographique que d'autre domaines comme la psychanalyse ou la philosophie.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.