Une réinvention de l'horreur, et mieux : un beau film.
Il y a les films d’horreur qui se contentent d’abattre leur quota de victimes, puis une fois tous les dix ans peut-être, il y a « le » film d’horreur qui repense les codes, la métrique et l’imagerie de son genre, qui renverse les automatismes de défense de son spectateur et lui fait enfoncer les ongles dans son siège, en remontant à des peurs primaires auxquelles il rend ce qu'elles ont de cru, de simple et de dérangeant. It Follows a beaucoup à voir avec la seconde catégorie : on aura déjà pas mal entendu dire qu'il s'agissait d'un classique instantané, et en l'occurrence cela est vrai. Mais ce qui le distingue surtout, c'est qu'il cherche à proposer du beau cinéma.
Car il faut être honnête : l'horreur n’est pas le genre qui puisse se targuer de répertorier le plus de « vrais » beaux films – même ses classiques sont, pour un bon nombre, bourrés de mauvais goût. Et le goût, c’est sans doute ce qui frappe en premier, ici : la photographie, sublime ; le sens retrouvé de la lenteur et des impressions infimes, de ce que l’espace vide a d’effrayant ; le flottement presque onirique de cette banlieue pavillonnaire sans âge enveloppée de musique électronique. Puis le soin porté à ces personnages d’adolescents, dépeints avec une tendresse suffisamment inhabituelle pour susciter volontiers l’adhésion émotionnelle chez le spectateur. Pour autant, si cela suffit à faire un excellent film, It Follows ne maintient pas vraiment sur sa durée la qualité exceptionnelle de ses trois premiers quarts d’heure, et retombe pour finir dans des codes un peu faciles et pas vraiment dignes de ce qu’il profilait initialement.
Quoi qu’il en soit, il faut l'admettre : cette idée – simplissime, glauquissime – d’une malédiction valant d’être poursuivi par la Mort sous l’apparence d’individus silencieux aux yeux caves, avançant lentement et inexorablement dans les lumières les plus morbides qui soient… c'est tout simplement du génie ! Cette idée à elle seule, d’un danger toujours imminent, effroyablement proche, pouvant être fui mais jamais arrêté, offre au moins trois ou quatre séquences de terreur absolue qui d’ores et déjà auront gagné la comparaison avec les fulgurances les plus glaçantes de Carpenter – quoiqu’il ne soit pas certain que, même chez Carpenter, la peur ait atteint le niveau que, ne serait-ce que pour quelques secondes, elle atteint ici par instant. Passées ces séquences toutefois, il faut admettre que le film échoue à se renouveler et que l’absence de progression graduelle vers un véritable climax qui proposerait dix à quinze minutes d’apnée dans une horreur soutenue, pénalise cruellement la seconde moitié : celle-ci s’avère plus prévisible et, bien qu’encore parsemée d’images saisissantes, moins radicale surtout dans ses partis pris artistiques voire parfois maladroite.
La mise en scène, par exemple, avait intelligemment adopté le point de vue de sa protagoniste principale et décidé de coller à elle, mais se met soudain en milieu de film à sauter entre points de vue en alternant des plans où la Mort est visible avec d’autres où elle ne l’est pas – comme s’il fallait cela pour s’assurer que le spectateur ait bien compris que la Mort n’apparaissait qu’aux personnages maudits. Le procédé est d’une lourdeur presque navrante. Par ailleurs le film se veut suggestif et silencieux, mais garde quelques traces d’humour inutiles ; il réinvente l’horreur lente et l’angoisse, mais cède à la facilité de quelques jump scares et d’une ou deux images gores jurant avec sa sobriété générale. (Vraiment, c’est à se demander : pourquoi montrer quand on a déjà compris, alors que l'image gardée hors-champ fait tellement mieux travailler les peurs et les représentations primitives dans l’imagination que ne le fera jamais l'image choc balancée à l'écran ?)
Enfin. Ce serait trop peu dire du film que d’en rester à ses aspects formels.
Plus que d’être sensoriel ou étrangement poétique, ce qu'il a d’atypique tient aussi dans son propos. Certains pourront s’être mépris au point d’y avoir vu un film puritain, dont l’idée de "malédiction sexuellement transmissible" (la bonne blague !) aurait pour fonction de culpabiliser la sexualité ; mais c’est opérer un parfait contresens devant un film dont les personnages ne cessent de partager des marques d'attention, des mots tendres et quelquefois amoureux. Jamais ici la sexualité n’est montrée comme morbide – au contraire, elle est dite et filmée avec une certaine délicatesse. Ce qui est morbide, c’est cette « chose » extérieure qui vient toiser ces adolescents avec ses yeux vides, accusateurs, pour punir. En aucun cas il ne s’agit ici d’un film puritain : il s’agit d’un film « sur » le puritanisme, et sur la difficulté pour des adolescents de vivre délaissés dans un environnement rétrograde n’ayant d’yeux que pour les méjuger d’après ses propres névroses et ses obsessions. Il est frappant qu’aucune forme de l’autorité, aucun adulte, aucun parent ne soient réellement représentés dans le film, sinon hideusement déformés et portés comme des masques par la Mort. L’autorité est clairement absente, indifférente et, chaque fois qu’elle se rappelle, seulement culpabilisante et mortelle.
Sans doute est-ce ce qui – même sans avoir à se livrer à de telles interprétations – rend spontanément si marquante et si dérangeante l’imagerie d’It Follows. Le film fera date, sans l’ombre d’un doute. Et s’il avait joui d’une qualité plus égale, mieux maintenue, ou d’un format plus adapté, qui sait, peut-être aurait-il fallu commencer à employer des grands mots.