Pour la première fois de son histoire, la sélection parallèle du Festival de Cannes a remis le Grand Prix de la Semaine de la critique à un film d’animation réalisé par Jérémy Clapin J’ai Perdu Mon Corps. À l’opposé d’un autre film cannois, l’aseptisé Les Hirondelles de Kaboul en sélection Un Certain Regard, J’ai Perdu Mon Corps recèle d’une génétique pétillante, d’une animation originale, maîtrisée et généreuse au service d’une histoire sensorielle, surprenante et romantique. Libre adaptation du roman « Happy Hand » de Guillaume Laurant, scénariste réputé pour les films réalisés par Jean-Pierre Jeunet, le roman a été déposé dans les mains de Jérémy Clapin par son producteur en 2011. Ce film raconte le voyage à Paris de la main tranchée d’un jeune homme qui s’échappe d’une salle de dissection, bien décidée à retrouver le propriétaire de son corps, Nawfel. Au cours de sa cavale semée d’embûches à travers la ville, sa main se remémore toute sa vie commune avec lui, jusqu’à sa rencontre avec Gabrielle.
L’animation et le cinéma au sens large sont capables de donner de la vie à quelque chose qui n’en a pas. De la même manière que Dupieux et son pneu serial-killer Rubber, Jérémy Clapin donne vie à une main tranchée (qu’il appela Rosalie lors de l’écriture du scénario) en lui injectant une bonne dose d'humanité. Ce film puzzle se développe en trois récits, celui de la main, celui de Nawfel et celui du passé, chacun ayant son originalité et ses couleurs avec une interdépendance que le réalisateur lie et relie grâce à de nombreuses transitions émotionnelles ainsi qu'à son montage inventif. De l’inventivité, le film en recèle du début à la fin. D'ailleurs, avez-vous déjà été dans la tête d’une main ? Le réalisateur pragmatique transforme le parcours physique de la main en parcours initiatique penchant parfois vers l’onirisme avec une exploitation pleine de l’urbanisme qui l’entoure. Paris et l’oppression de son métro, de la saleté de ses trottoirs, Paris et sa verticalité, ses toits, leur insouciance, sa bohémie. La caméra, toujours positionnée avec originalité, nous laisse à voir la difficulté des escalators, le labeur d’un atelier de menuiserie, l’exiguïté d’un meuble, d’une trame de métro et de sa vie grouillante. Pour contrecarrer ce réalisme du Paris dépeint, l’ensemble est agrémenté d’une musique cosmique qui amène de la poésie tandis que le réalisateur pose des interrogations autant par les dialogues de ses personnages comme cette merveilleuse scène d’interphone que par les objets dépeints (le magnétophone à cassette) et les choix narratifs. De cette main qui représente le passé et les souvenirs de Nawfel, le réalisateur interroge les petites actions, celles du quotidien, de l’infiniment petit qui côtoie l’infiniment grand (le destin).
Huit années se sont écoulées entre l'arrivée du livre dans ses mains et la sortie en salle du film. « Adapter c’est trahir. » disait François Truffaut. « J’ai mis deux ans à comprendre véritablement ce que Truffaut voulait dire à travers cette expression. » expliqua J.Clapin après la séance. Pour les besoins du film, J.Clapin a pris d’innombrables libertés afin de donner un aspect sensoriel à Nawfel. La mystérieuse présence de la mouche, le personnage de Gabrielle et l’histoire amoureuse qui en découle jusqu’à la beauté paroxyste de l’immersion des conditions austères et délétères de la banquise avec la construction d’un igloo sur les toits parisiens ainsi que le livre Le monde selon Garp qui « m’a fait penser à Gabrielle » ne sont que des pures inventions de l’auteur. Bien lui en a pris.
Mes critiques à retrouver sur mon blog : https://lestylodetoto.wordpress.com/