Difficile d’être passé à côté du phénomène réalisé par Jeremy Clapin, multi-récompensé à peu près partout (Grand prix de la Semaine de la critique du Festival de Cannes 2019, Cristal du long-métrage et Prix du Public du Festival international du film d’animation d’Annecy 2019, Grand prix 2019 du Animation is Film Festival de Los Angeles, Prix de la meilleur musique du Festival International du film de Catalogne 2019, Prix du meilleur film indépendant, du meilleur scénario, de la meilleur musique aux Annie Awards 2020, Meilleur film d’animation du Prix Lumières de la presse internationale 2020, César 2020 du meilleur long-métrage d’animation et de la meilleur musique originale. C’est bon, j’ai fini !).
J’ai perdu mon corps est un film d’animation, librement adapté du roman de Guillaume Laurant, Happy Hand (aux éditions Seuil).
Le scénario nous narre l’histoire d’une main désespérément à la recherche de son corps. L’aventure tactile débute par la liberté acquise à l’insu de cette dernière, arrachée contre son gré au corps du jeune jedi auquel elle était reliée. Nous suivrons dès lors, les péripéties de ce membre désormais individu incomplet parti à la recherche de l'unité.
L’épopée ne sera pas de tout repos. Nous frissonnerons de peur lorsqu’elle affrontera mille obstacles et bravera les dangers du monde qui paraissent d’un seul coup démesurés à l’échelle de ses 10 doigts. Des flashbacks empreints d’émotions et de sensations nous amèneront de la jeunesse de Naoufel, petit garçon bien élevé, par des parents aimants, qui rêvait de devenir pianiste-astronaute à l’instant de la séparation.
L’animation est d’une telle qualité que l’on est capable d’interpréter les sentiments d’une main, de ressentir les sensations du sable qui glisse entre les doigts et de questionner 2 autres sens : la vue aux multiples visionnages de la ville de Paris et notre ouïe, en jouant du piano, lors de prise de sons avec un magnétophone, à travers un interphone ou encore en faisant clapoter nos mains sur nos oreilles, les yeux fermés, pour reproduire l'écho de la neige vierge sur laquelle on marche pour la première fois.
La bande originale de Dan Levy est extraordinaire et brillamment incorporée à l’œuvre. Les morceaux, structurés sur mesure font d'autant plus émerger la sensibilité et les perceptions jusqu'à fusionner avec le visuel pour transcender ensemble le spectateur dans une complexe poésie de tous les sens.
La trame, extrêmement bien ficelée, jouit d'un découpage ingénieux sur la base d’alternance entre les péripéties manuelles, les flashbacks et autres, qui nous maintiendra en haleine tout au long du visionnage.
Mais comme j'aime me triturer les méninges, il fallait bien un truc en plus de l'ordre du purement cérébral. On retrouve, à mon sens, une vive lutte contre le déterminisme social, retraduite en questionnement par le personnage principal lors d’une scène poignante :
Est-ce que tu crois au destin? Nan, sérieux?
_ Comme si tout était écrit d'avance et on suivait une sorte de trajectoire?
_ Ouais
_ Et qu'on pourrait rien changer?
_ On croit qu'on peut mais nan, c'est qu'une illusion... à moins de faire... un truc complètement imprévisible et irrationnel. C'est le seul moyen de conjurer le sort... pour de bon.
_ Un truc comme quoi?
_ Un truc, euh, je... je sais pas un... n'importe quoi. Là tu marches tranquille? Tu fais semblant d'aller là, tu fais une petite feinte
comme un drible, un écart...et hop tu sautes sur euh... la grue. Un truc improvisé, que tu devrais pas faire, que t'aurais pas dû faire mais... mais que t'as bien fais de faire parce que ça t'a amené
ailleurs et tu regrettes pas, un truc comme ça.
_ Et après? Une fois que t'as driblé le destin tu fais quoi?
_ Après? Tu t'arranges pour pas qu'il te rattrape. Tu fonces tête baissée et... et tu croises les doigts.
Telle une mouche face à un humain qui anticiperait ses mouvements ;-)
C’est vrai que dans la littérature, dans les BDs ou au cinéma, quand tes parents décèdent et que tu vas vivre chez ton oncle et/ou ta tante, ça te promet généralement une destinée hors du commun, comme Homme-Araignée, Jedi ou s'il sont moins bienveillants Magicien le plus célèbre d'Angleterre.
Le hic, c’est que lorsqu’on se rapproche un peu de la réalité de notre époque, dans notre galaxie pas si lointaine, sans magie ni araignée mutante, s’extirper de sa condition s’avère bien plus complexe.
Notre héros a beau vivre dans un monde de mains baladeuses, le contexte n’en est que plus réaliste et se limite à cette excentricité.
Il aura voué toute son existence à trancher les fils du destin et la fin ouverte nous laisse machiavéliquement le choix de la conclusion qu’on souhaite donner à cette petite pépite.
En conclusion, ce film est génial, dans toutes ses composantes. Pour les gamers, que ce soit en matière de scénario, de découpage, d'originalité ou de musique, le parallèle avec le jeu vidéo Rime semble très judicieuse!
Enfin, ça ne me semblerait pas bête à l'avenir de suivre Jeremy Clapin, qui se verra très certainement confier de plus gros projets! Reste à voir ce qu'il en fera.
Pour ceux qui l'ont déjà vu, voici quelques questionnements (en mode total free-style que ça va très loin parce que je suis ptet' un peu trop perché et qu'il vaut peut-être mieux ne pas lire finalement) qui me hantent depuis hier soir en bonus:
J'en suis à me demander si l'acte imprévisible pour trancher les liens de la destinée ne sont pas plus de l'ordre de cet "accident" de main que de ce saut jusqu'à la grue, que tout ça ne fasse pas simplement parti d'un tout visant à se séparer d'une main coupable et d'un passé culpabilisant ainsi qu'à braver lui-même la mort pour pouvoir reprendre à 0.
A me demander le degré de conscience de ce geste plus ou moins malencontreux ayant pour finalité de couper les liens avec le passé.
A me questionner sur un scénario pseudo-psychanalytique avec l'assassinat de ses parents, et la rédemption au travers de cette amputation.
A me demander si tous ces évènements ne faisaient pas parti d'un ensemble, d'une boucle infernale ou vertueuse (puisque la fin est ouverte), elle-même faisant partie de son destin alors que lui-même pense y avoir échappé.
A me demander si dans ce dernier contexte, ce n'est tout simplement pas lui la mouche, qui essaye vainement d'échapper à son sort.
A me demander si les ficelles de ce même destin ne sont pas tirées par le diable, tantôt représenté par une mouche, tantôt par un bouc, systématiquement présents aux moments tragiques (je sais, c'est capilotracté!)
Vous m'avez vraiment lu jusqu'ici? Bienvenue dans la folie ;-)