C’était le bon temps. Je devais avoir dans les 14 ans. L’époque où mon cinéma d’enfance bossait encore avec le ciné-club local et octroyait chaque année gracieusement deux salles à la projection de classiques du septième art. Cette année-là, Orson Welles était à l’honneur et j’ai pu voir en salles (et en VOSTFR !, le luxe !) : Citizen Kane, La Dame de Shanghai, La Splendeur des Amberson ou encore La Soif du mal.
Et parmi ces chefs-d’œuvre, j’ai découvert une histoire que je ne connaissais pas du tout, réalisé par Robert Stevenson et adapté du roman d'une certaine Charlotte Brontë : Jane Eyre, avec Joan Fontaine dans le rôle principal, et Orson Welles donc.
C’est le film qui m'a ouvert les portes du roman victorien et plus largement britannique (livres et films) du 19e siècle. L’histoire est celle de Jane (Joan Fontaine), une jeune orpheline qui est placée par sa tante dans un pensionnat. Devenue adulte, elle rentre comme gouvernante au manoir de Thornfield, où elle enseigne à la petite Adèle, pupille du maître des lieux. Jane découvre bien vite que cet homme, Edward Rochester (Orson Welles), cache de sombres secrets…
J’ai revu le film il y a quelques jours et je dois dire qu’il reste pour moi l'une des plus belles sinon la plus belle adaptation du roman de Charlotte Brontë.
Le film baigne dans une atmosphère très sombre, que ce soit de manière visuelle ou auditive. D’ailleurs, on a l’impression que quasi toutes les scènes se déroulent en pleine nuit (la lumière se met à poindre sur la fin du récit).
Le noir et blanc déjà, ultra classieux, sied parfaitement à l’œuvre originale. La photographie, très sombre, est sublime. Elle joue sur les clair-obscur : la noirceur est traversée par des éclairs de lumière, comme une bougie tombée au sol ou la lune éclairant le visage de Joan Fontaine au milieu de la brume. Des contrastes qui illustrent l’âme torturée du personnage de Rochester...
Ces éléments graphiques participent à donner une atmosphère très gothique au film : il y a un côté fantastique (et expressionniste) très prononcé. En regardant Jane Eyre, on n’a aucune peine à s’imaginer qu’une porte grinçante pourrait s’ouvrir sur un fantôme comme dans un film de la Hammer. Ainsi, on est à la fois dans l’esprit tourmenté de Rochester mais aussi dans l’imagination de Jane, qui découvre petit à petit les mystères entourant son employeur…
Thornfield est un personnage à part entière. Il est vraiment représenté comme un endroit très inquiétant (l’arrivée de Jane le soir et le fait que la voiture suive un chemin pentu, comme si l’on descendait de peu à peu dans les tréfonds de l’âme, mais aussi les plans en contre plongée de la tour, entourée de nuages menaçants…). Dans d’autres adaptations, on sent que le château renferme un mystère, ça c’est certain, mais on n’a pas cette atmosphère très lourde et pesante que le film de Robert Stevenson instaure.
La musique de Bernard Herrmann contribue également à cette ambiance pesante et presque surnaturelle. Elle oscille, comme souvent dans les compositions de l’époque entre moments doux (où la musique est jouée en fond, même dans les discussions intimes entre deux personnages) et passages plus inquiétants ou retentissants selon ce que la scène exige : on est vraiment dans un film des années 1940 avec une composition musicale très démonstrative. Et on rejoint le côté sombre, gothique, expressionniste dont je parlais plus haut…
Enfin, last but not least, il y a bien sûr le Rochester du monumental Orson Welles, car on ne peut pas réussir une adaptation de Jane Eyre sans un grand Rochester ! Voix grave, carrure haute et large, regard perçant- : tout cela donne un charisme unique au personnage. Il semble d’ailleurs par moment écraser Jane/Joan par son physique, mais aussi par son aura (ce qui est le cas dans une bonne partie du roman où Jane est comme une souris face à son employeur). Welles apporte aussi un côté shakespearien et mélodramatique au personnage, ce qui est en accord avec le côté expressionniste du film (encore).
Nul doute qu’il (Orson) a largement influencé la réalisation de l’œuvre, les spécialistes s’accordant à dire que son style apparaît fortement dans Jane Eyre.
J’ai vraiment adoré me replonger à nouveau dans cette version. Cela m’a d’ailleurs donné envie de revoir les autres films de Welles cités plus haut (ah, et puis aussi Le Criminel avec Edward G. Robinson, il faut que je le retrouve celui-ci !). J’encourage vivement les amateurs de romans victoriens, les amoureux des grands films de l’âge d’or d’Hollywood, ceux des period movies, celles et ceux qui ont aimé les plus récentes adaptations du roman et les cinéphiles tout court à regarder ce beau classique. Un délice !