On le sait, depuis les Essais fondateurs de Montaigne la longue tradition du Je a toujours constitué dans l'Histoire de l'art occidental la promesse d'une expression poétique extraordinairement stimulante. Aussi devait-il en être de même au cinéma, qui des vues de scènes domestiques chez les Lumière en passant par la vie filmée de l'expérimentateur Boris Lehman, jusqu'aux œuvres testamentaires d'Agnès Varda, a su transposer avec brio les codes de l'exercice aux exigences de son médium. Le peu d'estime que l'on porte souvent à la forme non-fictionnelle de son traitement au détriment d'une saturation de films biographiques rend donc la sortie de Jane par Charlotte, variation fille-mère du Jane B. par Agnès V. de Varda, de fait intéressante.
Face à l'entreprise, largement explicitée par le titre du film, le spectateur aura raison d'en appeler dans un premier temps à la méfiance. Que de biopics produits par les principaux intéressés, documentaires aussi partiaux que mythifiants ou autres autoportraits inauthentiques et auto-congratulants ne voit-ont pas régulièrement autant dans le film d'art que dans le fan-service business. La mise en scène de Gainsbourg n'est pour le moins pas parfaite, et l'utilisation à intervalle régulier du 8mm ou la privatisation ostentatoire d'un studio photographique pour certaines scènes laissent certes quelques fois l'amer sensation du caprice de star inconscient.
Mais pourtant. Sur la terrasse de la demeure familiale, le dialogue entre les deux femmes qui expose dès l'ouverture les règles du jeu démontre rapidement une familiarité certaine avec les enjeux autant introspectifs qu'universalistes du genre. Jane par Charlotte n'a pas été conçu pour montrer mais d'abord pour rapprocher. Rapprocher deux femmes dont le destin extraordinaire cache une relation mère-fille distante et parfaitement ordinaire que Charlotte Gainsbourg cherche alors si ce n'est à réparer, à comprendre.
Le besoin compulsif d'immortaliser soudainement un échantillon de vie traduit avec force l'apparition d'une crise vitale, une crise dont chacun fait l'expérience tôt ou tard dans le fleuve de l'existence. Celle d'une enfant qui ne s'est pas vu grandir, d'une fille qui se réveille et panique tout à coup en voyant sa mère vieillir. Se saisir avec urgence d'une caméra, comme bien d'autres à ce stade, conduit par l'élan d'une pratique par essence amatrice que l'on a pris pour habitude d'appeler "film de famille" et dont on retrouve souvent les traces longtemps après, par hasard, au détour d'une visite hasardeuse au grenier. Filmer sans calcul pour contrecarrer la fuite du temps, pour figer les siens avant que la mémoire ne se défausse.
Au gré d'un trajet soigneusement balisé en amont, Gainsbourg montre que la spontanéité du geste-souvenir n'exclut pas une certaine préparation par l'écriture, ce que par ailleurs l'exercice du journal filmé n'a eu de cesse de démontrer dans son histoire esthétique. D'allers en retours, le portrait de la mère se dresse empiriquement au gré des flâneries et des scènes de vie mais aussi au détour de lieux, souvent évocateurs d'un fragment de souvenir, d'une madeleine éphémère, certainement fantasmée, mais d'une émotion authentique. Les deux faces de la même Birkin se dessinent alors, toujours dans une sérénité et un naturel délicatement humains, partagée tout à la fois entre le poids et la joie d'une star intacte signant encore à 75 ans des autographes à ses fans tokyoïtes, et la part de terre-à-terre propre à l'évidence de son être, pour lequel l'expérience du monde se traverse à bord du même bateau que quiconque. Le film déjoue le piège du regard indexé sur un star-system lourd de préjugés par la frugalité de sa démarche, par sa manière de dessiner avec une certaine tendresse l'idée d'un passage sur terre tel qu'il est, fait tout à la fois de salles combles au Bataclan et de stratagèmes pour fuir la solitude. D'angoisses cruellement humaines, de médicaments pour contrecarrer la dégradation du corps et d'adoption de chiots pour le réconforter. En outre, par le biais d'un portrait parfois loin, parfois proche du statut d'icône que Birkin se sent à la fois être et ne pas être, et qui se traduit constamment dans l'image par la grande profondeur de son regard, souvent posé sur l'horizon, si méditatif, toujours un peu ailleurs.
Ce statut hybride, c'est aussi un autre qui l'a co-créé, un autre qui fascine davantage chaque jour mais qui pèse aussi. Sur les épaules de Jane certes, malgré sa force vitale et son optimisme, mais surtout sur celles de Charlotte, qui s'efforce de maintenir intacts dans une psychorigidité aussi inquiétante qu'attendrissante, les effets personnels de son père disparu. Le film est un brise-glace, un antidote à la pudeur et une tentative de s'accorder sur une même longueur d'onde, de mettre en commun par la caméra des sensations et des douleurs partagées et pourtant jusqu'ici étrangères. Aussi, malgré l'ombre pesante d'un monstre sacré dont on a cherché pendant tout ce temps à digérer la légende, l'on visite l'appartement devenu mausolée ensemble, par solidarité, et l'on s'efforce tant bien que mal d'évoquer sans détour l'image manquante d'un mari, d'un père, que l'on nomme sobrement "Serge".