L'héritage difficile : les lourds droits de succession de la trilogie Jason Bourne
La trilogie Jason Bourne (La Mémoire, La Mort & La Vengeance dans la peau) ont profondément marqué les esprits des spectateurs et du cinéma d'action de la première décennie des années 2000. S'opposant à la surenchère post 90's et post 11/9, l'agent amnésique 2.0 impressionnait, luttait et triomphait par le seul pouvoir de son corps et d'objets simples. Jason Bourne, c'est avant tout l'action dans la peau, l'arme faite homme. L'intérêt de ce nouveau héros résidait dans cet esprit vide, cette conscience se réveillant dans une enveloppe à violence réflexive. Nous suivions alors la quête de souvenirs, de vérité et de vengeance au plus près du corps, du vécu in situ du super-agent.
Si Doug Liman (réalisateur du premier opus) avait su efficacement lancer la série, c'est bel et bien Paul Greengrass sur les deux épisodes suivants qui a déterminé une esthétique, une forme nouvelle propre à cette action. La vivacité de sa caméra à l'épaule, son montage frénétique, ses constructions narratives en miroirs sont autant d'éléments du langage bournien qui se sont imprimés dans le genre du film d'action. De James Bond (Quantum of Solace) à Steven Soderbergh (Piégée), beaucoup se sont inclinés devant la "Bourne Supremacy".
Avec cette suite/spin-off/histoire parallèle, Bourne parle de Bourne et le titre d'héritage lui convient certes dans l'approche mais certainement pas en termes d'efficacité.
Aux commandes de Bourne : L'Héritage, Tony Gilroy, scénariste des trois opus et réalisateur du bien reçu Michael Clayton, semble s'être bien empêtré dans l'idée d'une succession à la fameuse trilogie. Scénariste un jour, scénariste toujours, Gilroy a franchi une ligne jaune qui était pourtant fondamentale au style bournien : le récit en "ligne droite".
L'amnésie de Jason Bourne forçait une trame à sens unique, une progression au fil de l'action, telle une course effrénée. Cette narration avait pour résultat que le spectateur suivait, tout aussi perdu, son héros. Les annexes au récit ne servant au final qu'à nous noyer davantage dans un flot d'informations parcellaires dont les conséquences se présentaient sous la formes d'obstacles, d'ennemis, de modalités d'action. Ici, Gilroy tente un récit à base de complot fomenté par un responsable de la CIA, le colonel Eric Byer (Edward Norton) rattrapant le nouveau héros, Aaron Cross (Jeremy Renner) et s'abattant sur une victime collatérale, la scientifique Marta Shearing (Rachel Weisz).
Ce qui permet à Gilroy de coller avec l'histoire initiale (la révélation des programmes secrets gouvernementaux par Bourne) ne fait que plomber son propre récit. Le background top secret de la trilogie se voit alors alourdi par un autre background. L'héritage en devient schizophrène, entre la continuité narrative et la nouvelle histoire. Gilroy perd l'équilibre narratif sur le fil du rasoir propre à la franchise Jason Bourne. Là où le prétexte d'espionnage servait de charnière à l'action, il est pesant, bavard et in fine vain chez Gilroy. Pour s'exorciser du spectre Bourne, il se doit alors de caractériser son Aaron Cross, lui trouver son propre handicap, poser les conditions de la nouvelle épopée... Tout en poursuivant l'entreprise initiale. La trop pleine ambition scénaristique pour une suite à une saga aux récits volontairement simplistes et répétitifs - comparez les récits des films de Greengrass ce sont deux structures similaires - produit un résultat lent, bavard et ennuyeux. Et c'est la pièce maîtresse de l'action qui en pâtit.
Englué par ses complots, conspirations et autres contaminations, les séquences d'actions ne proposent rien d'autres qu'une redite molle de l'esthétique fébrile créée par Paul Greengrass. La réussite de ce dernier tient dans l'effet produit par ses combats, poursuites inscrits dans des cadres de la vie quotidienne. Pour ne citer que La Vengeance dans la peau, la filature dans Waterloo Station, la fuite dans la casbah de Tanger ou la course poursuite dans Manhattan sont autant de motifs déclinables dans tous les lieux que nous fréquentons dans notre quotidien urbain post-moderne.
En déployant cette idée à la trilogie, chacun des films proposent cette déclinaison de motifs dans différentes grandes villes (Naples, Paris, Berlin, Moscou, Madrid, Londres, Tanger, New York) : Même jeu de piste entre Matt Damon et Julia Stiles dans La Mort... que celui entre le premier et Paddy Considine dans La Vengeance..., même course poursuite dans Moscou et New York (taxi/4x4 ; voiture de police/4x4), mêmes oppositions à un autre super agent (Clive Owen, Karl Urban, Egdar Ramirez). L'action bournienne se trouve dans son déterminisme, son immédiateté et sa proximité avec le réel. Le style reportage de guerre de Greengrass (déjà magnifiquement présent dans Bloody Sunday) composait la refonte du genre action où l'homme est arme et où chaque élément de l'environnement est un potentiel atout de survie si ce n'est moyen de perte. Complété par les cadrages "sur le vif", ce style a fait éclore l'originalité de l'action bournienne, qui fait comme sentir les mouvements du corps-action sans possibilité de prévision sur ce qui pourra arriver la seconde suivante.
Tony Gilroy n'étant pas Paul Greengrass, il se contente avec l'aide d'une solide équipe technique d'un maniérisme paresseux. Le résultat de ce modeste pantomime dévoile des séquences poussives, parfois très longues. Gilroy donne à voir du déjà-vu, rate l'idée de l'incursion de l'action bournienne dans la nature sauvage (autant voir Man vs. Wild...), ennuie sur son climax. En termes de film d'action, Bourne : L'Héritage est donc le Canada Dry des Jason Bourne.
Quelques aspects positifs peinent à relever le film du naufrage, à commencer par Jeremy Renner. Se débattant pour faire oublier Matt Damon, il apporte un physique plus rugueux, moins "normal" que Damon. Ce qui colle assez bien à son personnage d'Aaron Cross, plus rebelle et plus conscient de ses actes. Cette plus grande caractérisation se présente dans l'insolence que dégage un Renner constamment confronté au fantôme de Damon, de Jason Bourne présent dès le titre, évoqué dans un récit parallèle à La Vengeance... jusqu'en gravure sous les yeux de Cross. Ce nom de Jason Bourne visible à l'écran inscrit profondément dans le bois témoigne tristement de l'impossibilité pour Gilroy de se dégager de ses prédécesseurs. Au dépend de Jeremy Renner qui se donne à fond pour se créer son identité filmique.
On retiendra simplement une séquence de meurtres dans un laboratoire, brillamment menée et somme toute assez dérangeante dans sa méthode, son calme et la folie glacial de son interprète, Željko Ivanek. Un coup de folie qui nous rapproche d'une certaine actualité, d'un effet de réel que l'on sait gré sous d'autres formes à la saga Jason Bourne.
Ainsi l'héritage de la plus intéressante forme de cinéma d'action récente a bien été dilapidé par un mime en manque d'inspiration. On conseillera donc de revoir la trilogie Jason Bourne en attendant qu'un nouveau action hero ne mette fin à la Bourne Supremacy.