Les films sont parmi les plus pertinents relais du devoir de mémoire. S’ils rappellent à intervalle régulier aux spectateurs leur propre Histoire, ils ont aussi la capacité de leur faire approfondir la connaissance de celle plus éloignée d’eux, que ce soit dans le temps ou l’espace. La production de ces dernières années met ainsi au jour les traumatismes laissés par les dictatures en Amérique latine : They Shot the Piano Player évoquait le sort d’un pianiste sous la dictature d’Argentine, alors que le cinéaste Patricio Guzmàn traite depuis quinze ans les ravages causées par celle du Chili dans plusieurs documentaires, dont Nostalgie de la lumière.
Walter Salles, cinéaste brésilien revient à la réalisation après 12 ans d’absence, et s’empare à son tour de ce sujet, pour retracer l’histoire vraie de Rubens Paiva, ex-député dissident disparu à la suite de son arrestation, laissant derrière lui son épouse et leurs cinq enfants.
Je suis toujours là est, dans le sens plutôt noble du terme, un film à l’ancienne. Pas de dispositif singulier, aucune afféterie esthétique, mais un objectif clairement assumé : restituer dans toute son authenticité le sort d’une famille brisée. Salles propose ainsi un récit volontairement déséquilibré, la partie introductive étant largement développée pour faire exister le couple des parents et la ribambelle d’enfants s’épanouissant dans l’effervescence culturelle des années 70. Le temps de se familiariser avec chacun d’entre eux, de prendre le pouls d’une époque, de l’arrivée d’un chien au voyage de la fille aînée à Londres. Un cours d’Histoire intime, et l’édification d’une mémoire des individus, renforcé par le rôle accordé aux photographies et à la vidéo amateur, avant que l’intrusion de l’Etat ne vienne rompre l’harmonie. D’abord par une scène terriblement efficace au sein d’un tunnel, qui métaphorise avec force le basculement du pays vers l’enfermement, prélude à celui de trois membres de la famille lors des interrogatoires.
Rivé au point de vue de la mère, formidablement interprétée par Fernanda Torres, le récit se mue en édifice fragile ne tenant que par la force qu’elle saura lui insuffler. Alors qu’on pouvait s’attendre à une dilatation temporelle permettant de restituer les années de combat et de procédure, Salles poursuit le même rythme d’attention à la première période où il s’agit d’organiser la vie avec l’absence du père, et l’épineuse question de ce qu’il faut ou non révéler aux enfants. Eunice prend à sa charge la violence d’état consistant à faire disparaître les opposants dans jamais reconnaître sa responsabilité, et le silence qu’elle impose dans la maisonnée restitue de façon poignante celui imposé à tout un pays.
Les ellipses brutales qui suivent (25 ans, puis 18 ans) permettent certes de compléter le récit, à l’image de ce que font généralement les cartons conclusifs d’un biopic. Mais là encore, l’essentiel n’est pas tant d’évoquer les victoires procédurales : Salles filme surtout l’évolution d’une famille, restée unie, et construisant, face au mur opaque de la dictature (et l’épreuve supplémentaire des années de maladie d’Alzheimer d’Eunice sur la fin de sa vie), une mémoire qui lui est propre et lui donne la force de s’engager vers l’avenir.