Happiness Road
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Le cinéma documentaire de Wang Bing a quelque chose d’effrayant : le réel y est une masse imposante, une montagne à franchir, un périple au long cours qui suppose une disponibilité totale du spectateur. Dans la veine de l’œuvre de Frederick Wiseman, le dispositif est celui d’une épure radicale : la caméra investit des lieux clos, et, sur plusieurs années, filme une vie quotidienne dont on tentera, par le montage, de restituer l’authenticité et les enjeux.
Jeunesse n’est qu’un segment d’une plus vaste trilogie qui, comme d’autres du même réalisateur, atteindra les 9h30 : on y suit la vie de jeunes travailleurs dans l’industrie du textile, sur plus de 3h30, sans autre information que le nom et la provenance géographique d’une personne lorsqu’elle apparaît pour la première fois à l’écran. La dimension sociale et didactique du documentaire est évidente : cette incursion sur la durée fait vivre, dans sa réalité, l’enfer des cadences, les lieux décatis sous les néons, et l’automatisation des gestes pour une confection qui viendra inonder les étals de la fast fashion. Le rapport aux patrons dans les phases intenses de négociation pour les salaires fait état d’un monde qui semble encore figé au XIXème siècle, où un potentat évitant tout dialogue finit par argumenter en expliquant que tout le monde, dans ce vaste complexe qu’est cette ville industrielle, pratique les mêmes tarifs et qu’il est inutile d’espérer mieux.
Les conséquences sur les individus ne se font pas attendre, dans un environnement où le réalisateur n’omet pas de filmer l’oisiveté désœuvrée, où l’on fume en permanence dans des dortoirs, rivé à des téléphones, avec pour seuls enjeux la gestion de grossesses non désirées ou de mariage généralement refusés par les parents lorsqu’une des familles est un peu plus aisée que l’autre.
Mais ce n’est là que la surface d’une œuvre dont l’ambition ne se limite pas à celle d’un reportage. Wang Bing accompagne une classe d’âge et, sur le long cours, capture une vie qui semblait pourtant ne pas avoir droit de cité. Cette adolescence propre au Printemps du titre déborde pourtant de chaque séquence, qu’une science du cadre particulièrement étudiée parvient à extraire des espaces exigus. Ainsi des rires, d’une drague attendrissante de maladresses alors que les machines à coudre continuent de tourner à plein régime, de chamailleries et complicités dans un lieu pourtant obstrué à tout badinage. Car la jeunesse fait de ces ateliers souterrains, à l’écart du monde, des territoires qu’ils se réapproprient : leur musique, leur rythme, sans encadrement, dans une étrange autonomie, qui relève autant de l’abandon que de l’émancipation.
La tendresse du cinéaste est patente, quand bien même les protagonistes semblent avoir oublié sa présence ; il est simplement un des leurs, à qui, en de rares occasions, on peut s’adresser, pour montrer un lieu secret, ou reconnaître l’importance du témoignage : « ça vaut le coup de filmer, c’est la vraie vie, là », confiera ainsi un des jeunes ouvriers.
L’arrivée, dans le dernier quart d’heure, dans l’un des villages d’origine par certains ouvriers, fonctionne comme une véritable libération : apercevoir un bout de ciel, même bas et lourd, quelques herbes, même pelées, offre une respiration aussi rare qu’est la leur, et accentue encore cette sensation étrange de les avoir accompagnés. Depuis notre Occident inconscient, nous avions connaissance de leur existence. Désormais, nous n’oublierons plus leurs visages.
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le 7 janv. 2024
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