Happiness Road
Ciel gris, sinon nocturne ; décors d’apocalypse, rues jonchées de déchets. Cités ouvrières symétriques et boueuses, aux décors systématiques. Si ce n’était pour des nouveaux visages, on serait dans...
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le 16 oct. 2023
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Première partie d’une trilogie, « Jeunesse (Le Printemps) », fresque documentaire tournée entre 2014 et 2019 dans les cités dédiées à la confection textile de Zhili (à 150 kilomètres de Shanghai, au sud du Lac Tai), inaugure le retour de Wang Bing au cœur des coursives chinoises où s’entassent corps et moisissures. Forcément, vu le sujet, surgissent les spectres d’« Argent Amer » (2016) et « 15 Hours » (2017), deux autres réalisations radicales du documentariste tournant autour des machines à coudre. Mais finalement, une fois les trois heures et demi écoulées, c’est davantage à « À la Folie » (2013) que l’on pense. À l’instar de l’asile dans ce dernier, Wang Bing filme ici les ateliers comme des parkings à êtres humains, cloisonnant le spectateur dans un dédale industriel insalubre. Durant les premières minutes, le cadreur semble d’ailleurs mal à l’aise avec l’espace, changeant à tous bouts de champs la mise au point jusqu’à donner à l’image une texture maladroite. Pourquoi, parmi les milliers d’heures de rushs accumulées par une dizaine de cadreurs, avoir conserver ces images mal filmées dans le montage final ? Car Wang Bing fait ce qu’il a toujours fait : promulguer le tremblement d’un calcul filmé plutôt que d’afficher la valeur cinématographique d’un résultat, relatant la difficulté d’adapter la caméra à de telles conditions de tournage, nous plongeant dans cet environnement si particulier comme dans un engrenage ; aussi, en parlant de montage, les ouvriers travaillent si rapidement que l’on croirait quasiment voir des images accélérées, tandis que les enceintes placées à côté d’eux masquent tout juste le bruit assourdissant des machines.
Un autre facteur laissant songer à « À la Folie » est la gestion du décor : l’ensemble du film se passe dans les ateliers cloisonnés, nous proposant quelques sorties sans perspectives où trônent les mêmes barres d’immeubles où logent et travaillent ces immigrés issus des campagnes profondes. Puis finalement, ce n’est qu’au bout de 3h20 de film que l’on verra enfin un arbre (!), à l’occasion d’une escapade dans la baraque de campagne d’un des patron. Bref, c’est carcéral à l’image d’un système ultra-capitaliste avaleur de chaire, où quasiment tout se retrouve sous plastique ; notamment la nourriture, les ouvriers mangeant exclusivement des plats pré-cuisinés. En parallèle du travail, Wang Bing s’attarde sur les relations affectives de ses sujets : la plupart des ouvriers semblent en effet avoir rencontré l’âme sœur dans ces ateliers, et ce n’est qu’au bout d’une heure de film que l’on découvre que les habitations se trouvent à un étage au dessus du boulot. Aucun prétexte pour mettre le nez dehors, pas le temps de faire la cuisine ; mais seulement une vie communautaire vouée à la performance tayloriste. Ainsi se développent scènes de tendresse, intrigues amoureuses et complicité abolissant toute frontière entre l’intime et le travail, et créant de pair une communauté d’individus dédiés à la labeur.
Toutefois, en restant dans l’attente des deux autres films, on reprochera ici à Wang Bing de suivre trop de sujets, et donc de ne pas passer assez de temps avec chacun. C’était justement la marque du cinéaste, son secret : passer du temps avec les gens, les laisser parler (ou rester silencieux), user de sa caméra pour suivre leurs rythmes de vie, favorisant un rapport quasi intime avec l’espace tout en suggérant la vulnérabilité des hommes et des femmes filmés. Ici, on ne s’attache à personne : c’est cadencé, comme si ces êtres ne formaient qu’une entité éternellement permutable, comme si le cinéaste n’avait même pas eu le temps de s’attarder sur une personnalité. Souvent, dans « À la Folie » ou même « Argent Amer », Wang Bing se pose seul avec un sujet, nous donnant le temps de le regarder, d’accéder au silence parcourant son existence (en pensant notamment à « L’Homme sans nom » (2009) ou Lao Du dans « À l’ouest des Rails » (2000)). Dans « Jeunesse (Le Printemps) », la solitude n’existe visiblement pas : ils sont en permanence en groupe, soudés dans la vélocité de leur rythme configurer par le travail. Personne n’est jamais seul, et c’est peut-être la plus grave note de tristesse que l’on peut tirer de ce film : pas le temps de penser, pas le temps de regarder, aucune possibilité d’affirmer son individualité en dehors des réclamations d’élévation de salaire et de la consommation une fois la paye touchée. Malgré tout, il y a cette lucidité au sein du bruit et de la fureur : les ouvriers sentant qu’ils devraient toucher un meilleur salaire (ils sont payés à la pièce afin d’accélérer la cadence), doivent aller négocier directement avec leur patron pour obtenir un meilleur pécule, lessivés qu’ils sont après leur journée, et sachant qu’ils sont tous autant qu’ils sont remplaçables.
Puis visuellement, c’est splendide : Wang Bing et son équipe nous entrainent dans une vertigineuse spirale visuelle tissée sur les redondances, ne négligeant aucunement ce style direct et artisanal nous entrainant avec vacarme dans le moteur du miracle économique chinois ; ce miracle assourdissant confinant toute une génération aux fondations de l’hyper-capitalisme de l’industrie textile. Ces oubliés auxquels « Jeunesse (Le Printemps) » donne l’occasion d’exprimer une humanité vivace : ils blagues, ils rigolent, s’adressent à la caméra, communient autour des photos de meufs qu’ils font défiler sur leurs smartphones, loin des silhouettes spectrales d’« À la Folie » ou des visages anéantis d’« À l’ouest des Rails ». Ils profitent du mieux qu’ils peuvent de la vie, au présent ; ils sont jeunes, ils n’ont pas d’autres choix. Une inattendue jovialité ressassant un printemps d’amour et de lutte où Wang Bing, minutieux, suspend à de nombreuses reprises la narration au profit du hasard, du tumulte, du microcosme, de l’indifférenciable. 3h20 au cœur du tiers-monde dont dépend la deuxième économie mondiale, à l’intérieur de la horde, au contrechamps concentrationnaire de la Chine contemporaine, au service d’un projet filmique aussi radical qu’ambitieux. À visionner au plus vite, jusqu’à tard le soir.
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le 3 janv. 2024
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