On ne sait plus comment qualifier précisément l'œuvre de Wang Bing, elle qui est à la fois une gigantesque fresque encyclopédique de la Chine répartie sur des métrages allant de 1h à 15h50, un réquisitoire minutieux et engagé d'un pays sous le joug du gouvernement autoritaire de Jinping, un témoin de l'histoire des oubliés du monde ou encore une des documentarisations les plus immersives et subversives du XXIe siècle. On ne peut pas non plus dresser un portrait précis de l'homme, lui qui rend ses apparitions si rares et précieuses, aussi bien en raison de son emploi du temps surchargé (sa persévérance et son opiniâtreté dans le travail sont des exemples de vie qui parcourront l'histoire) que par son humilité inhérente.
Cependant, une certitude subsiste, Jeunesse (Les tourments) s'inscrit dans la lignée des ouvrages majeurs du réalisateur.
Alors que la fin du premier épisode/chapitre nous laissait entrevoir une porte de sortie avec le retour des jeunes chez leurs parents, nous voilà replongés dans les journées infernales et mécaniques des ouvriers du textile de la ville de Zhili.
Ce deuxième volet de la trilogie Jeunesse débute, à l'instar de son prédécesseur, à potron-minet. Un plan sur des enfants courant dans la ruelle, une caméra qui s’élève à travers les bâtiments rectilignes, une avancée dans les coursives sans fin menant aux salles de couture... Nous y sommes, enfin positionnés au beau milieu d'une symphonie de cliquetis des machines à coudre, la journée de dur labeur peut commencer.
C'est par son habituelle discrétion et son art de la filature (parallèle évident à la pression observatrice du PCC sur sa population) que Wang Bing nous immerge dans le quotidien harassant des ouvriers du textile (principalement des jeunes ayant parfois 16 ans) en capturant chaque instant, qu'il soit notable ou anodin, pour transmettre au spectateur une sensation d'étouffement temporel, d'écrasement de la continuité.
Du fait de ses années en école de photographie, le réalisateur d'À l'ouest des rails parvient à filmer les déambulations des ouvriers avec une certaine harmonie : le plan sur son protagoniste suggère continuellement la sensation d'étouffement, une sorte de dyspnée causée par l'architecture carcérale des bâtiments, l'optimisation des espaces ou l'avarice d'un charme quelconque.
Dans cette cage où le productivisme règne en maître, les rares flâneries des ouvriers – ou plutôt des pénitenciers, car c’est bien ce qu’ils sont, travaillant jusqu'à quinze heures par jour pour gagner une cinquantaine d'euros à la fin du mois - se traduisent comme une danse fatale du rendement.
Le cinéaste indique d'ailleurs dans son entretien avec Isabelle Anselme : "Dans un film, l'élément le plus important est le mouvement de la personne, de son corps."
Dans cette pièce où l'accablement sempiternel et cyclique fait loi, l'échange verbal apparaît comme le seul accessoire rythmique de la journée. On y évoque aussi bien les craintes de la productivité au travail :
_Tu sais que je suis le travailleur le plus rapide ici. _Le causeur le plus rapide, peut-être
que celles de la sphère personnelle :
Elles veulent toutes un homme vivant avec sa famille, c'est une grande tendance maintenant.
À propos de craintes, parlons du titre de l'œuvre, le terme "Les tourments".
Fait-il allusion aux conditions de travail insoutenables des quelques 300 000 travailleurs du district de Wuxing, à la solitude de ces derniers qui reconsidèrent sans cesse leur décision d'avoir quitté la campagne pour rejoindre la ville ou bien le drame qui survient à mi-parcours du film (lorsque le patron d'un des bâtiments s'enfuit sans payer ses employés, les laissant dans une situation à laquelle la police locale ne prêtera guère attention) ?
De manière plus générale, je pense que "Les tourments" représente la situation des peuples de Chine.
Nous n'entendons, de fait, jamais la voix de Wang Bing dans ses métrages (hormis durant de très rares occasions avec Beauty Lives in Freedom et 15 hours). En effet, bien que ses documentaires soient parmi les expériences les plus intimes et confidentielles du genre, ils s'axent toujours exclusivement sur la place laissée au protagoniste. L'intention de ses films (de Mrs. Fang à Man in Black en passant par Les trois sœurs du Yunnan et L'homme sans nom ou encore Les âmes mortes) est d'offrir un libre-arbitre total à ceux devant l'objectif dans leurs comportements, leurs occupations, leurs élucubrations ou leurs discussions sans jamais donner une impression de voyeurisme, toujours dans le respect le plus absolu et l'intimité la plus pure.
Cependant, dans la dernière heure du film, voilà que le réalisateur se met à participer en posant des questions à l'un des ouvriers sur son passé, plus précisément sur des manifestations auxquelles il a participé.
Après avoir raconté l'histoire d'un jeune tabassé dans un poste de police pour ne pas s'être plié à l'idéologie du PCC, l'interlocuteur ajoute :
Vous regardez les informations tous les jours, ils vous disent à quel point la Chine est grande. Mais après ça, c'est différent, c'est assez sombre. Vous n'avez pas de droit ! Alors à quoi ça sert d'avoir de l'argent ?
Certaines personnes pensent que nous n'étions qu'une bande de jeunes turbulents à qui il fallait donner une leçon. En fait, ce qui s'est passé, c'est que cet endroit (le poste de police) nous a ouvert les yeux sur la réalité de cette société. Quelque chose ne va pas, n'est-ce pas ?
Le fait que cette séquence évoquant la défectuosité du régime chinois prenne des allures d'interview résume tout de l'engagement du cinéaste.
Par sa cosmogonie frappante du quotidien, Wang Bing participe à ce que Nietzsche appelait "l'histoire effective", une narration qui s'intéresse aux effets concrets du pouvoir, des discours et du squelette national sur les populations.
Son cinéma, inspiré des travaux de Frederick Wiseman (Titicut Follies, 1967 et Near Death, 1989) et Jia Zhangke (Platform, 2000) ou Du Haibin (Along the railway, 2000) dans le fond, bouscule le genre du documentaire et lance, depuis le début du XXIe siècle, un mouvement militant novateur dans la forme qui a permis l'émergence de cinéastes tout aussi opiniâtres tels que Tsai Tsung-lung (See you, lovable strangers, 2016), Ibrahim Nash-at (Hollywoodgate, 2023) ou encore Hao Zhou (Cop Shop, 2010 et surtout l'excellent The Chinese Mayor, 2015).