Faire rire est déjà en soi un défi d’envergure. La finesse des répliques, la malice des situations, la justesse du ton et le tranchant de l’impertinence sont autant d’exigences qui font de cet art un travail d’orfèvre.
Faire rire en mêlant l’histoire à l’Histoire, en insufflant dans ses saillies un sous texte idéologique sans sombrer dans la caricature et la pesanteur de la propagande relève du miracle.
To be or not to be est un miracle.
C’est tout d’abord le savoir-faire d’un génie, Lubitsch, au service d’une intrigue pétillante comme une bulle de champagne à l’heure des tickets de rationnement. Marivaudage échevelé, guerre d’egos et répliques acérées ponctuent une comédie de prestige dont tout fidèle à Lubitsch connaît les codes et les jeux : allusions sexuelles, jeux de mots, sous-entendus, retournement de situation et impertinence généralisée.
C’est aussi le vertige d’une écriture virtuose : l’intrigue, proprement impossible à résumer, conduit le spectateur dans un labyrinthe exquis de situation renversées, de quiproquos et de retournement de situations hérités dignement des scènes d’anthologie de Marivaux, Beaumarchais ou Shakespeare. La mise en abyme du jeu théâtral au service du jeu d’espion est non seulement une superbe idée, mais son exploitation atteint des sommets, les situations se succédant dans une gradation de complexité ahurissante.
La puissance du comique et le plaisir qu’il provoque tient la plupart du temps à un élément très simple : le spectateur en sait davantage que certains personnages sur scène et jouit de cette supériorité. Le génie de ce film est de l’entrainer dans l’étourdissement des retournements au point de le perdre par instant, déconcerté par la pluralité des situations. Ainsi de la scène de la barbe ou de celle où un couple marié déguisé en collaborateurs règle des comptes conjugaux tout en travaillant pour la Résistance…
C’est enfin l’audace du traitement d’un sujet pour le moins glissant. En s’attaquant à l’actualité, (l’attaque de Pearl Harbor ayant eu lieu durant le tournage) Lubitsch évite les pièges inhérents au sujet, et ce pour une raison très simple : s’il répond aux bombardements par des vannes et à Hitler par une postiche, il a l’intelligence de veiller à tirer sur tout ce qui bouge, à savoir, en première ligne, sur les comédiens eux-mêmes. Egocentrés, volages, éperdus de reconnaissance, il les égratigne avec un humour ravageur et acerbe qui offre un contrepoint brillant à la caricature des SS. La prestance extraordinaire des Tura n’est ainsi jamais aussi savoureuse, en situation de danger (on pensera au flegme de Benny face à Siletsky mort dans un fauteuil où aux « Heil Hitler » de Lombard, signes du charme indéfectible de son interlocuteur) que lorsqu’elle est contrebalancée par leur ridicule. Les running gags du départ au début de chaque tirade shakespearienne, l’insistance avec laquelle on s’enquiert de sa notoriété auprès de l’envahisseur, le jeu outrancier qui nuit à la supercherie, tout dit l’excès des comédiens et permet simultanément l’équilibre virtuose de la comédie.
Après Le Dictateur, monument permettant à Chaplin de reconquérir la primeur de sa moustache, avant l’hommage appuyé et poussant plus loin les audaces historiques d’Inglorious Basterds, ce film contribue à inscrire la comédie au panthéon des genres : brillante, jouissive, impertinente, elle moque son époque autant qu’elle la transfigure et panse ainsi, un temps, les plaies d’une actualité douloureuse.
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