Rage quit : « nom masculin, verbe transitif. [jeu]. Fait de quitter un jeu sous le coup de la colère (ou de la frustration). »
Ce terme ô combien spécifique au monde du jeu vidéo illustre pourtant bien le ressenti de nombreuses personnes face à ce documentaire. «Jeux video - Les nouveaux maitres du monde» de Jérôme Fritel diffusé mardi 15 novembre sur Arte.
L’intention était louable. Souvent malmené par les médias généralistes, le documentaire de Jérôme Fritel sur cet univers ludique semblait aborder le sujet avec un certain professionnalisme et sans être à charge. L’illusion fut de courte durée.
Ce n’était pourtant pas si mal parti. Malgré un ton un peu réducteur et quelques raccourcis, Jérôme Fritel montre bien durant les 15 premières minutes le chemin parcouru par le secteur vidéoludique depuis les premiers pixels de Pong jusqu’aux productions AAA d’aujourd’hui, qui remplissent chaque année le Convention Center de Los Angeles à l’occasion du salon annuel du secteur, l’E3. L’industrie du jeu vidéo est devenue en un peu plus de 30 ans un média de masse, avec un budget avoisinant en 2015 les centaines de milliards de dollars. Entre deux joueurs d’e-sport, on découvre non sans étonnement d’ailleurs deux fer-de-lance du jeu vidéo français en la personne d’Yves Guillemot, fier PDG breton d’Ubisoft, troisième plus grand éditeur vidéoludique au monde et David Cage, créateur reconnu avec son studio Quantic Dream et chevalier de la Légion d’honneur. Non vraiment, ce documentaire semblait prometteur. Et c’est pourtant à ce moment précis que tout bascule : s’enchainent alors erreurs factuelles, raccourcis sans vergogne et stéréotypes sur le milieu. Le documentaire s’enfonce sans prévenir dans un portrait alarmiste voir dramatique. Le ton utilisé est sans équivoque : c’est un coup d’état culturel.
"Et si cette image parfaite était trompeuse ?"
Et qui dit coup d’état dit violence. Car c’est bien connu, le jeu vidéo est violent. Une violence qui viendrait des mangas japonais (comme l’avait « si bien prédit », Ségolène Royal en 1989…). Narré pour son monde idéal, le jeu vidéo redevient synonyme d’adolescent attardé et mal dans sa peau, se déchainant manette en main dans un monde virtuel, à la limite d’en confondre la réalité. Et ce ne sont pas les dires de la première neurologue venue qui changeront le constat. Alors qu’à ce jour aucune étude scientifique n’a prouvé un lien de cause à effet entre jeu vidéo et violence, le contraire est tout à fait assumé dans le documentaire. Pire encore le montage se veut même parfois malhonnête à ce sujet. Jenova Chen, développeur chinois et fier représentant de jeux poétiques et narratifs comme Flowers ou Journey, se voit interroger de manière incongrue sur la violence sur le JV, un sujet qui lui est justement étranger. Et lorsqu’il évoque quand bien même une « violence inutile », l’hypocrisie se retrouve dans les images puisque Fritel n’hésite pas à piocher dans la grande famille des éternels jeux violents comme pour contredire son propos : The Witcher, Assassin’s Creed, Mortal Kombat, Call of Duty, Postal. Le problème étant qu’il est omis par le réalisateur de dire que cette violence peut être évité à chaque instant, et dans chacun de ces jeux et n’est le fait que du joueur lui même, à l’image de la séquence polémique de « No Russians » dans Call of Duty Modern Warfare 2 qui est facultative.
Pire même, alors que Olivier Seguret, caution jeu vidéo du journal Libération vante les mérites d’écriture et de satire du sulfureux Grand Theft Auto, Jérôme Fritel n’illustre son propos qu’avec des phases de jeu violentes et des images estampillées « Fox News » de la tuerie de Virginia Tech…
"La dictature du jeu"
Il faut le reconnaitre, Jérôme Fritel ne connait pas son sujet. Il mélange, inverse et modifie à sa guise sans un fact-checking de rigueur pour rétablir le tir. Non, l’e-sport n’est pas le nouveau nom du jeu vidéo, il en est juste son penchant compétitif. Non, il n’a pas fallu attendre Spielberg pour que le cinéma s’intéresse au jeu vidéo. Non, le « casual gaming », cette branche de joueurs occasionnels n’est pas née avec les jeux mobiles. Et heureusement, les joueuses n’ont pas attendu Angry Birds pour mettre la correction réglementaire à la gente masculine sur Street Fighter 2 et de nombreux autres jeux depuis l’avènement des bornes arcades.
Jérôme Fritel passe même à côté de son sujet, en se concentrant uniquement sur un penchant très isolé du monde vidéoludique, les jeux mobiles et sociaux. Si ces derniers sont en augmentation depuis des années et font preuve d’une rentabilité indéniable via le « freemium » et autre microtransactions, ils sont en réalité pauvre en création et font office de mouton noir dans le milieu. Le documentaire semble alors dans cette partie n’être qu’un argumentaire pro-capitaliste, qui ravira des hommes d’affaires comme Vincent Bolloré, qui tentent de mettre la main sur Ubisoft et son marché juteux depuis maintenant deux ans. Big Data, argent facile, addiction, le portrait est alléchant.
Minecraft, America's Army, même combat ?
Tout n’est pourtant pas à jeter dans ce documentaire, puisque ce dernier se rachète en fin de course en évoquant notamment les apports du jeu vidéo dans la médecine ou l’éducation avec le cas Minecraft qui a envahi les salles de cours américaines. Mais encore une fois aveuglé par la lumière du sulfureux, Jérôme Fritel finit par se concentrer sur le cas d’un America’s Army propagandiste certes, mais aujourd’hui dépassé, tout en omettant d’aborder le cas des serious games et de ses nombreuses ramifications qui tentent elles aussi de convaincre son auditoire de sujets louables par le prisme ludique.
Si on ne peut enlever la difficulté d’aborder dans un format d’1h20, un portrait complet du secteur vidéoludique tant celui-ci est devenu riche et complexe, il est tout simplement dommage de constater l’absence de traitement de la culture jeu vidéo, de ses producteurs et surtout de la vague créative que connait ses productions par les studios indépendants dont la révolution est entamée depuis quelques années. « Les nouveaux maitres du monde » n’est qu’un documentaire de plus dans la longue liste de portraits trompeur sur le média jeu vidéo. Et il est encore plus rageant de voir celui-ci diffusé sur un Arte dont le traitement vidéoludique est justement loué par le milieu, notamment par le biais du programme BiTS. Ou encore de la reprise de ce documentaire dans les médias généralistes, comme Télérama, Les Inrockuptibles, ou L’Obs vantant plus la chance pour le jeu vidéo d’être traité par un grand journaliste que par son contenu discutable. Il suffit pourtant de lire la section commentaires de ces articles pour voir les nombreuses réactions suscitées. Les gens ont souvent préféré « rage quit ».