C’est dans un bureau plein à craquer qu’Alejandro Jodorowsky, bouillonnant de plaisir, sourire gravé dans le visage, raconte avec une passion probablement dépressive comment il a imaginé le plus grand film de tous les temps. En 1975, le producteur Michel Seydoux a envie de travailler avec l’homme-énigme responsable d'El Topo. Prêt à donner carte blanche au fou furieux qui semble bien déterminer à repousser les limites du repoussable, Seydoux se lance. A la question « Que veux-tu faire ? », Jodorowsky répond « Dune » instantanément.
Lepper Messiah
Franck Pavich n’y va pas par quatre chemins et nous dépeint « Jodo » tel le messie que ce dernier ambitionne de porter à l’écran. Le réalisateur de l'hallucinogène "Montagne sacrée" entame en effet un pèlerinage pour rassembler des « guerriers » autour de lui, des apôtres fascinés par la personnalité du metteur en scène autant que par son ambition démesurée.
Jean Giraud alias « Moebius », Dan O'Bannon, Hans-Ruedi Giger et Chris Foss n’hésitent pas à tout lâcher pour venir s'installer à Paris, formant ainsi une sorte de secte au centre de laquelle se trouve Jodo en guide illuminé, convaincu de la puissance de sa démarche et du caractère sacré de sa mission au point d’impliquer son propre fils à un niveau défiant les lois de la gravité.
Le casting est aussi surréaliste que le script l’exige et ne répond qu’à une seule loi : « le rôle est fait pour celui ou celle désigné par Jodo ». Le spectateur aura ainsi droit à de savoureuses anecdotes sur le jeu de Dali pour se rendre indispensable à la production.
L'ange déchu
De ce projet titanesque, n’en ressortira qu’une ultime frustration. Deux ans de travail et un budget ridiculement faible ne parviendront pas à entamer la frilosité des producteurs. L’avant-gardisme du projet fait peur, tout comme la personnalité ingérable du cinéaste et l’absence de référence aux canons de l’époque. Le projet est annulé, l'équipe renvoyée. Jodorowsky en ressort profondément traumatisé. Le masque se fend alors au court de l'interview lors d'une scène déconcertante, où la douleur et la frustration se glissent dans les interstices pour dévoiler le temps d’un instant la plaie béante dans le cœur d’un homme pourtant mû par une force vitale hors du commun, dont le trip ne semble jamais vraiment prendre fin.
Dès lors, le bédéphile entrevoit le chemin que prendra la fructueuse collaboration future entre Jodo et Moebius à travers les pages de L’Incal. L’œuvre hallucinée et monumentale reprendra brillamment de vaste portions de story-board pour les appliquer à l’épopée biblique de John Difool.
Ce qui frappe finalement ce n’est pas tant l’ampleur et l’ambition du projet, mais bel et bien l’influence, fantasmée ou non, que cet anti-film semble avoir eu sur l’industrie du cinéma en termes de talents révélés (H.G Giger en tête), de mise en scène et d’imaginaire. La dimension cosmique du projet, son développement avorté et ses conséquences massives sur la culture peuvent être résumé par cette analogie :
« Dune de Jodorowsky est comme un astéroïde qui aurait raté la terre,
mais dont les spores auraient atteint la planète pour la féconder »
Pour autant, il est impossible de savoir si cette adaptation aurait été un chef d’œuvre balayant les consciences ou un sombre nanard rampant et bouffi de gouache servant de substitut au LSD. Et à la rigueur on s'en cogne jusqu'au niveau moléculaire. Il nous revient d'imaginer, gr^ce au fabuleux travail de Chris Foss, ce qu'aurait pu être cette épopée intergalactique à la démarche aussi radicale que son Guide, en
violant Franck Herbert, mais avec amour (Jodorowsky)