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Joe à cette réputation d’être un précurseur du vigilante movie, l’aïeul de Taxi Driver ou autres Death Wish, une réputation qu’il n’a pas usurpé. Oeuvre qui a marqué son époque Outre-Atlantique mais qui semble assez confidentielle par chez nous, pourtant issue de John G. Avildsen, plus connu pour avoir réalisé Rocky et Karate Kid (mince). Le synopsis ne laissant pas présager de ce que j’allais voir, une histoire allant de surprise en surprise, je me dois de vous prévenir que cette critique contiendra de légers spoilers.



Nous sommes en 1970, New-York est loin de ce qu’elle est aujourd’hui. La mégalopole est mal famée, prostitution et drogues entraînent la ville dans une lente déliquescence qui fait fuir les honnêtes gens. Le Vietnam bat son plein, la contre-culture est en plein essor, bafouant les valeurs traditionnelles américaines. Melissa Compton, une toute jeune Susan Sarandon dans son premier rôle, est entichée de Frank, un junky qui pousse ses produits pour se payer sa consommation personnelle. Une overdose plus tard et son père, William, se rend chez le jeune homme récupérer les affaires de sa fille. Une altercation est provoquée par l’insolence du camé, Frank se fait tuer. Bill Compton, col blanc aisé des beaux quartiers ne sait comment digérer le meurtre qu’il vient de commetre. Il se rend au bar d’en face pour se clarifier les idées, et y rencontre Joe, col bleu raciste, homophobe, parfaitement ignare, qui vocifère des innanités à qui veut l’entendre, et déclame vouloir se farcir un hippie. Sous l’emprise de l’alcool, Bill lui avoue le meurtre qu’il vient de commettre avant de mettre les bouts. Quelques jours plus tard, Joe relie les points entre les infos sur l’homicide et la confession balbutiante de cet homme. Il le contacte pour le rencontrer. Démarre alors une spirale insidieuse, où Joe trouve en Bill un héros, quelqu’un qui a osé accomplir ce que lui ne fait que fantasmer. S’il n’y a pas de chantage pécunier, il y en a un bien plus retors, Joe voyant en Bill l’accessoire de l’accomplissement de son terrible délire meurtrier.


L’histoire étant posée, il est important de réviser le contexte dans lequel a été produit le film. Le tournant des années 70 est un terreau fertile s’il en est pour tendre un miroir vers une Amérique qui se remet en question, se réveille. Nixon, arrivé au pouvoir en 1969 grâce à un socle électoral traditionaliste, qualifié de “majorité silencieuse” par ses équipes de communication, enjoint ses électeurs (dont font partie Bill et Joe) à refuser les mœurs anti-establishment, anti-guerre, anti-gouvernement, qui ébranlent la société. Le 4 mai 1970, alors que le tournage de Joe débute à peine, une manifestation étudiante contre l’expansion du conflit au Vietnam se voit réprimée par la garde nationale qui tire sur la foule : 4 morts, 9 blessés. Une onde de choc traverse le pays, et les conséquences ne se font pas attendre. Le 8 mai, des centaines d’étudiants viennent manifester à Wall Street. Près de 400 ouvriers locaux, accompagnés de col blancs des bureaux voisins, arrivent sur les lieux et procèdent à un tabassage en règle de tout ce qui a des cheveux longs à coup de casques et outils de chantier, hissant fièrement des drapeaux américains et scandant des slogans que ne renierait pas Trump. C’est la Hard Hat Riot, qui implique au final plus de 20 000 personnes, dont les forces de la police New-Yorkaise, peu enclines à intervenir pour protéger les pacifistes. Un des leaders syndicaux à la tête des émeutiers, Peter Brennan, se verra étrangement offrir un poste au gouvernement par la suite.


Avildsen et son scénariste, Norman Wexler (Serpico, Mandingo…) retravaillent le script pour prendre l’actualité en compte, faisant de Joe un film pleinement ancré dans son époque. Un film qui nous fait suivre ce duo de personnages dans ce choc des cultures. Un col blanc et un col bleu qui s’allient contre ceux qui portent des T-shirts. Mais l’exposé se fait sans aucun jugement de la part du cinéaste. Si le spectateur a son opinion, elle est moins fortement nuancée par les justifications (erronées ou non) propres à chacun des protagonistes pour agir comme ils le font. Joe est un film sans compas moral, un état de fait, effaçant les repères de son audience pour mieux l'amener à réfléchir sur les causes profondes de cette scission de la société. Sans manichéisme, dans un gris permanent qui révolte autant qu’il suscite une forme d’empathie.


S’adjoint à la thématique un style singulier. Du quotidien glauque et utopique des jeunes camés, au logis vétuste de Joe et de sa bonne femme qui s’efface sous ses discours, en passant par le luxe bourgeois et hypocrite du couple Compton, ce sont trois mondes distincts mais palpables qui sont dépeints. Une atmosphère étrange se crée dans les décalages permanents que génère l’entremêlement de ces univers si différents. Les effets de caméra donnent dans le sensoriel, de la scène du meurtre au trip orgiaque de Greenwich Village, mettant à l’image les pulsions, la haine, et la confusion qui règnent dans l’esprit du duo, dans l’esprit des Etats-Unis.

Et ce jusqu’à un final en freeze frame aussi choc et réussi qu’il aurait dut être prévisible, si ce n’est que le bringuebalement perpétuel fait perdre au spectateur l’idée d’anticiper la suite du récit.


Le pessimisme latent du film se voit accru lorsque l’on sait que la sortie du film a été largement incomprise, des audiences décérébrées acclamant à grands vivats les exactions haineuses des personnages. Tant et si bien que Peter Boyle, l’interprète de Joe qui bâtit ici sa carrière, déclare être dégoûté par la subversion du message du film et ne plus vouloir interpréter de rôles violents.


Je parle souvent de la contre-culture américaine dans mes critiques, car cette époque est sans doute la période récente de notre Histoire qui reflète le plus les tensions qui agitent notre société occidentale aujourd’hui. Comment ne pas trouver des échos à notre actualité anxiogène dans Electra Glide in Blue, The Hitcher, ou Joe? La chasse aux hippies à l’époque, la chasse aux “wokistes” et autres “islamo-gauchistes” aujourd’hui. Une même base traditionaliste montée en extrémistes par les pouvoirs conservateurs qui ne se rend même pas compte qu’elle mange dans la main de son oppresseur. Rien ne change.


Rien ne change, et ce sont les mêmes Nixon qui se gavent derrière, les mêmes connards financiers qui entubent la plèbe et mettent le monde au bord du gouffre (cf Inside Job). Et si Joe fait référence aux cow-boys et aux indiens lors de la descente du duo à Greenwich Village, ce n’est pas anodin. Soit l’ancien monde biberonné au western, genre géniteur du vigilante movie, d’un côté, et ceux qui cherchent à fuir la manne capitaliste et puritaine dans un doux rêve de liberté et d’égalité sociale de l’autre.

Mais comme dirait Eddy Mitchell : “Y a toujours des tuniques bleues qui tuent les Indiens.


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le 27 sept. 2024

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Frakkazak

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