Le plaisir coupable a du bon : il étiole gentiment les frontières de la bienséance, de la vraisemblance et de la crédibilité et nous octroie une tolérance qu’on ne se soupçonnait plus.
Prenons le dernier opus de John Wick, chapitre de transition qui s’assume comme tel. Quand on y réfléchit un peu plus d’une seconde, on est dans les terres très fertiles du foutage de gueule.


Un scénar qui se contrefout de la séquence précédente avant d’échouer sur la suivante (Wick, t’es excommunié ! En fait d’accord t’as un ticket de sortie. Mais tu vas mourir ahah, comme tous ceux qui t’ont aidé ! En fait on t’accorde une dernière chance à condition que tu fasses… ce que tu as toujours fait. Mais le lieu où tu vas va être déconsacré, ahah ! Mais en fait d’accord on le dé-déconsacre, mais à condition que… etc., etc.), une immortalité qui fait qu’on est pas exactement inquiet pour le warrior qui garde sa cravate par 50° degrés sans ombre, des dirigeants en carton qui expliquent des règles obscures pour mieux les contourner (on se croirait dans Inception et Interstellar, c’est dire…), des centaines de figurants candidats à la mort rapide par balles, trépanation et katana dans les roues de moto, un acteur qui joue avec la raideur d’un convalescent sous minerve, des tentatives d’humour d’autant plus embarrassantes que les personnages ne semblent pas avoir compris que c’est lorsqu’ils se prennent au sérieux qu’ils sont les plus drôles, mais, Grands Dieux d’Asgard, que reste-t-il à sauver de ce marasme ?


Pas grand-chose, convenons-en.


Mais pensez à la gourmandise d’un aliment que la diététique réprouve. Un truc gras, salé et/ou sucré, qu’on sait tellement nocif, dont on est capable d’envisager l’écœurement futur avant la dernière bouchée, mais vers lequel on se dirige tout de même avec les papilles en éveil : c’est mal, mais c’est bon.


Wick, pour moi, c’est ce type de plaisir coupable. J’aime cette décomplexion totale dans la violence, cette méticulosité (oui, il faut recharger les guns régulièrement, et autant en faire une petite virgule savoureuse dans la fusillade), ce raffinement sadique (j’ouvre ton casque avant d’y déverser du plomb), cette recherche en dépit du bon sens de la variété (et si on mettait un combat silencieux à coups de limes dans un bibliothèque ? Un livre létal ? une écurie ? une armurerie avec self-service sur les guns ? Non, deux ? un cheval ? un labyrinthe de verre ? des bergers allemands tueurs ? des parois écran ?), et cette espèce de pilotage automatique de la tuerie à rallonge.


La saga John Wick est arrivée à un point paradoxal de son parcours : écrite comme une série qui naviguerait à vue et se donnerait la possibilité, en cours de chaque saison, de poursuivre l’aventure tant que le plomb sanglant fait recette, elle allie l’ineptie scénaristique la plus totale à une véritable épaisseur identitaire : Reeves se refait une santé dans un rôle où son incompétence de comédien retrouve un créneau, à savoir un tueur qui voudrait vivre ne serait-ce que pour entretenir le souvenir de sa défunte épouse, même si cela occasionne d’alimenter des charniers en masse (ce gros LOL, tout de même), et traverse des univers nocturnes et interlopes où le license to kill permet tous les excès.


Car c’est précisément sur ce terrain que le film s’en sort encore : en virant à l’exercice de style graphique dans des décors qui passent du comic (cette ville sous la pluie qui semble une version photoshopée de Blade Runner) à un Maroc de publicité pour berlines américaines, et jusqu’à l’abstraction d’un labyrinthe de verre dont on va, bien entendu, s’échiner à briser la quasi-totalité des parois.


Cette osmose moralement discutable mais esthétiquement excitante constitue la colonne vertébrale de la trilogie. Alors on prend les bastos sous néons, les armes blanches qui sifflent, les vitres qui se fendent, les visages marmoréens et les pièces en forme de multi-pass, jusqu’au prochain épisode. Soyons faibles de temps à autre, la plaisir décérébré est à portée des yeux.

Sergent_Pepper
5
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Plastique et formaliste, Poussif, Blockbuster, Les films qui sont des plaisirs coupables et J'ai pas d'alibi : j'ai honte

Créée

le 10 sept. 2019

Critique lue 3K fois

72 j'aime

8 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 3K fois

72
8

D'autres avis sur John Wick - Parabellum

John Wick - Parabellum
B_Jérémy
7

Un film d'action complètement dingue grossièrement écrit

En vérité la société a la justice qu’elle mérite. Celle qui correspond au culte des assassins qui fleurit à la lettre à chaque coin de rue, sur les plaques bleues où sont proposés à l’admiration...

le 18 mai 2019

50 j'aime

40

John Wick - Parabellum
Behind_the_Mask
8

Cheval de trois, trous de balles et chiens de fusil

Blessé, traqué, en sursis, je ne peux que fuir mes ex collègues et rivaux assassins. Seulement une heure devant moi, trop peu de temps pour, hélas, leur échapper de manière durable. Je ne peux donc...

le 22 mai 2019

47 j'aime

8

John Wick - Parabellum
gruute
9

John Wick : quel bellum !

Cette fois, John passe à (la grande) table ! Pour ceux qui n'ont pas vu les épisodes précédents, je vous conseille de les mater avant de voir ce Parabellum (et mon avis, pas sûr que je balise tout en...

le 10 juin 2019

39 j'aime

22

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

617 j'aime

53