Unique western [ancien] où les femmes mènent clairement le jeu, Johnny Guitare appartient à la catégorie des westerns baroque, ou crépusculaires, ceux plongés dans la face sombre de l'Ouest américain. Elle devient la variante dominante au moment où sort ce film de Nicholas Ray (1954). Ces westerns montrent un univers menacé par la modernité : L'homme qui tua Liberty Valance annonce clairement sa mort, Johnny Guitare l'enterre d'une autre façon, en lui ôtant son crédit et appliquant un autre idéal, projeté sur sa vedette Joan Crawford. Face à elle, Emma (Mercedes McCambridge), prête à la tuer, levant une armée d'hommes pour venger la mort de son frère.

Joan Crawford est alors de retour au cinéma après une décennie d'absence et Johnny Guitar lui offre l'un de ses rôles les plus marquants avec la Vienna, tenancière de saloon ambiguë, charmante mais autoritaire. Elle est la grande attraction du film, poussée à des poses théâtrales excellentes pour la photo mais un peu absurdes dans le contexte. Ray exalte la 'virilité' de l'actrice mais son personnage se heurte à de sérieuses limites, dues justement à toutes ces projections. Vienna est étiquetée badass et son portrait est clair, mais dans la pratique il est rempli d'inconsistances : c'est comme si Joan Crowford était dans un costume trop étriqué, trop lisse voir candide, bien qu'il soit relativement subversif.

Aussi sa présence sous le costume ne fait que souligner ces décalages. Car Vienna est une héroïne inaccomplie, l'otage d'un surmoi progressiste US proche de l'absurde. Voilà une idéaliste refusant à tout prix de tuer et en même temps, jouant la dominante, faisant la morale et se trouvant facilement hébétée. Le nouvel Hollywood a voulu fabriquer une Cruella humaniste. Stop ! Le résultat est incohérent et les personnages sont faux, ce sont les pions fonctionnels d'une démonstration liberal hardcore. Les statuts, les rapports au pouvoir, sont souvent peu crédibles. Johnny Guitar est un produit d'idéologue, bien moulé dans les formes classiques, avec sa petite touche supplémentaire, un petit côté coloré, sucré-salé, libertaires consciencieux pointant un index réprobateur sur la communauté.

Limite mais pas nécessairement raté (sa théâtralité est aussi formelle, relative à son usage flamboyant de l'éphémère Trucolor) et aucunement flou dans ses intentions ; d'ailleurs il est quasiment aussi adulé par les réformateurs élitistes de la Nouvelle Vague que La règle du jeu de Renoir. Ray déroule son programme avec un mélange incertain de délicatesse et de vigueur. Les dialogues sont excellents et embarrassants, à la fois : fins mais sans fond. La vision des hommes est très artificielle. Elle semble émaner de quelqu'un qui ne contemplerait que la surface des choses sans rien soupçonner au-delà, sinon ce qu'il en sait grâce aux livres et aux recommandations. Seulement ce quelqu'un se prend pour un poète, mais un poète docte (genre de féministe, pacifiste ici), peu importe pour la clarté de la traduction tant qu'il y a de belles expressions.

Il est donc tout à fait cohérent que Ray ait réalisé Rebel without a cause (ou La fureur de vivre, avec James Dean) ensuite. Il était taillé sur-mesure pour rendre compte de l'insurrection d'une jeunesse châtrée et désespérée, plombée à la fois par son héritage et son existentialisme. De plus Johnny Guitar a lui aussi cette propension à la fable ; qu'on sent ici prête à poindre, qui imbibe déjà les décors dans la dernière partie. Le film fantasme est relativement opérationnel : quand Ray s'emporte dans des délires esthétiques, Johnny Guitar devient délectable : ainsi pour la séquence du piano, ou encore la fuite pour échapper au massacre.

Malheureusement c'est bien cette veine irrésolue qui mène la danse le reste du temps en combinaison avec ce politically correct précoce. Alors il faudrait s'extasier devant Joan Crawford face aux barbares civilisés et à l'oppression, phare de l'humanisme face à ces gens du Far West réclamant Justice de la mauvaise façon, eux qui sont aveuglés par la colère, la haine et leur bêtise. Car c'est une femme sa façon d'être paternaliste est plus noble, son pouvoir est plus légitime. Et effectivement c'est séduisant, même si ça ne tient pas debout. Finalement la comédie de mœurs sentencieuse vire au vaudeville fantasmagorique, avec ses boucles géantes. Ray a un style très original, presque enchanteur, malgré son écriture et sa narration douteuses ; et cet idéologisme pincé, mauvais conseiller quand il fait tout partir de lui, plutôt que traverser les données pour en guider la lecture ou infléchir le cours des choses.

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le 13 janv. 2015

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