Bien étrange projet que ce « Joker ». Étrange déjà parce que réalisé et co-écrit par Todd Phillips, surtout connu pour ses comédies potaches comme la série « The Hangover ». Étrange ensuite parce que suite à la catastrophe « Suicide Squad », beaucoup ont pensé que l'antagoniste psychopathe de l'univers DC serait enterré pour au moins plusieurs années. Étrange enfin parce que supervisé par les studios de production de Martin Scorsese, ce qui explique pourquoi le film sent si bon le « Nouvel Hollywood », tant dans son esthétique que dans l'écriture de son personnage.
« Joker » n'a donc aucun lien avec le DCEU qui connaît une fin lente et douloureuse (à l'image de sa naissance) et rappelle plus une certaine veine du film d'auteur américain. Il est donc absurde de continuer à comparer l’œuvre aux productions concurrentes de Marvel ou la prestation de Joaquin Phoenix à celle (scandaleuse) de Jared Leto.
« Joker » raconte une histoire de descente aux enfers psychologique sur fond de crise économique et sociale, de désengagement de l'état et des politiques dans une Gotham froide et violente.
Arthur Fleck (J. Phoenix), un homme médiocre, endommagé au niveau neuronal et sévèrement traumatisé, navigue entre un emploi précaire dans une agence de clowns, une mère diminuée, ses rendez-vous chez le psy et son show humoristique préféré. Des lésions cérébrales provoquent chez lui d'incontrôlables fou rires en réaction à du stress émotionnel ou à des stimuli parfois plus légers.
Victime de discriminations au travail, de violence dans la rue, abandonné par les pouvoirs publics, il s'enfonce de plus en plus dans la folie pour devenir le Joker... mais pas forcément celui que nous connaissons.
Phoenix est tout simplement incroyable dans son interprétation du personnage. Il passe de la folie douce et innocente d'un enfant à la détermination froide et totalement consciente d'un adulte malade au bord du gouffre. Son regard est d'une expressivité sans pareil, ses mimiques du visage d'une finesse confondante. Arthur Fleck nous effraie, pas seulement à cause de ses actes mais parce qu'il nous tend un miroir, qu'il représente une sorte d'expérimentation humaine et sociale sur les causes de la folie qui peut tendre les bras à chacun d'entre nous. On pleure avec lui et lorsqu'il pète un plomb, on a jamais l'impression que ses actes sont démesurés. Ce Joker est effrayant de cohérence. Arriver à développer de la sorte un personnage sur une durée d'à peine 2 heures force le respect.
Je pourrais consacrer un billet entier sur le jeu de l'acteur principal, mais je préfère passer à l'autre point fort du film : sa réalisation immersive. Tous les plans sont si minutieusement étudiés, les lumières si incroyablement réfléchies, que le film paraît même parfois « trop parfait » sur la forme.
L'esthétique urbaine poisseuse du Nouvel Hollywood est actualisée, magnifiée, ce qui, selon moi, empêche certaines aspérités de ressortir.
La réalisation, sans être virtuose et démonstrative, se révèle imaginative et retranscrit parfaitement l'angoisse claustrophobe du personnage, son urgence, sa détresse.
L'écriture fait la part belle au malaise, un malaise qui imprègne le spectateur dans plusieurs scènes où l'on prie pour un cut..qui n'arrive pas. La séquence des meurtres du métro est, à ce titre, un véritable chef d'oeuvre de pathétique montée d'angoisse. De même, la scène du "stand-up" ou dans une autre veine, celle du "verrou de porte" (qui a étrangement provoqué l'hilarité de ma salle...), maintiennent le spectateur captif, impuissant, immergé. L'écriture est assez intelligente pour ne pas nous sur-abreuver de ces procédés qui apportent un cachet incroyable à l'oeuvre.
Mais voilà, « Joker » est parfois « too much » dans sa volonté de se démarquer du blockbuster et de l'origin-story lambda. A ce titre, la scène de danse dans les toilettes, esthétiquement très réussie, pêche par sa lourdeur et sa gratuité. De même, si la violence est filmée de manière très pertinente, avec une brutalité et une authenticité totalement raccord avec les actions imprévisibles du protagoniste, le dernier acte du film multiplie les exécutions froides et donne dans la « surenchère du choc ».
Ma dernière critique relative à l'aspect « too much » du film attrait à un paradoxe, certes léger, mais parfois un peu dérangeant : tout en se détachant le plus possible des canons du comics, aussi bien en termes d'écriture que de réalisation, le script remplit un petit cahier des charges annexe de références à l'univers Batman...et c'était pas très nécessaire.
A la limite, la mention de papa Wayne, personnage important de Gotham, est compréhensible. Mais tout l'arc secondaire autour de sa personne, l'apparition du jeune Bruce à grand renfort de clins d’œil (« T'as vu ? Ça va être Batman... »), c'est un peu lourdingue. De même, le film part du principe que le Joker, à la fin, doit être fidèle au psychopathe complet que connaissent les fans. Du coup, dans sa dernière partie, il rush non pas sa déchéance dans la folie mais dans la violence. Le pont entre maladie mentale et dangerosité extrême est un peu vite construit.
Dans les petits bémols, et si on apprécie l'assise sociale du film, la critique de l'inaction publique et de la domination des classes reste assez superficielle et un peu facile par moments. Mais le film fait à peine 2h et c'est déjà très louable d'avoir creusé un peu cet aspect tout en développant le personnage principal d'une main de maître.
Je me sens toujours obligé d'insister sur le négatif dans mes chroniques mais le film reste excellent. On ressort de la salle la gorge nouée, entre le dégoût et la fascination. Les influences de Todd Phillips sont bien digérées, de « Taxi Driver » à « Requiem for a Dream »en passant par "The King of Comedy", et le réalisateur nous offre une proposition de cinéma réellement forte.