Le Joker pour une personne s'étant tenu loin de la pluralité des univers comics, c'est peut être l'un des antagonistes, des "méchants", des "bad guy", les plus stimulants qui existent tant sa personnalité contrapuntique et populaire lui ont conféré une densité d'interprétation toujours sujette à être revisité. Passé sous le joug de plusieurs regards mais principalement par ceux de Burton et Nolan, le traitement de ce personnage a souvent permis la rencontre marquante entre une iconographie fictionnelle et une composition d'acteur. Le Joker c'est Nicholson, Nicholson c'est le Joker, Heath Ledger idem. Mais plus qu'une rencontre, et surtout depuis Heath Ledger, l'interprétation d'un joker au cinéma, c'est avant tout l'attente d'une performance. Et finalement à l'annonce du Joker de Todd Phillips c'était sur cette question de performance que le film focalisé ses premiers émois d'histérisation, à savoir: Alors Joaquin Phoenix il va être à la hauteur ou pas ?
Cependant le film s'est acheminé en cour de route à bifurquer vers des voies inattendues. Sorti triomphant du dernier festival Venise avec Le Lion d'Or en poche, le Joker commence à s'envisager comme un film dissonant avec l'homogénéité vomitive des adaptions de comics sur grand écran. "Film radical", "Politique" "Puissant" "Punk", "Subversif", ça y'est Todd Phillips est enfin celui qui aurait su ramener l'art de la contrebande au sein d'une production puissante et standardisée. On en est presque à se demander si il n'a pas fait la trilogie Very Bad Trip (oui rappelons le) pour secrètement mieux surprendre les studios de ses intentions profondes d'auteur en ébullition, sacré chenapan. Véritable armada promotionnel de ses derniers mois, le fameux anti-blockbuster d'auteur n'en finit donc plus de se faire attendre par la foule comme ce qu'il semble apparemment être disons le : le messie. En résumé il semblerait qu'il y est donc arnaque et bonne arnaque, le film ne serait pas une production MCU/DC bis mais un film qui caché sous les traits du genre hégémonique du moment proposerait une véritable vision d'auteur (et non de yesman) sur l'actualité. Let's see.
L'intro du film nous plonge donc dans un monde qui préexiste au personnage d’Arthur Flex, un monde des images, de la publicité, et de la violence dans lequel Arthur, artiste raté et fauché, est né et a grandi comme un paria.
Tout la première moitié du film va s'appliquer à ne plus faire du Joker une figure mythologique mais une figure d'identification sociologique, rasant au passage toute les caractéristiques natales du personnage de comics au profit de justifications réalistes et contemporaines. Arthur est un homme souffrant d'un handicap ne pouvant l'empêcher de se mettre à rire durant une situation de stress, l'humour et le comique ne sont plus restreints à des évocations costumières du cirque ou à des zygomatismes attardés mais à une passion de Arthur, ce dernier étant admiratif de clubs de stand-up ou de show man télévisé. Sa colère, sa tristesse sont déterminés non plus par des situations chimériques (Burton) ou des origines énigmatiques ( Nolan ) mais par un contexte sociologique : situation financière précaire, vie en collocation avec sa mère, logement modeste. A cette situation sociale s'oppose celle de Thomas Wayne (père du futur Batman), candidat à la mairie de Gotham et symbole de l'élitisme en place aux hautes instances du pouvoir. Seulement ici cette opposition ne donnera pas lieu à un affrontement sur un parking à coup de mandales et de fond vert. On conserve la construction narrative classique du dualisme hollywoodien, sauf qu'ici s'oppose -et forcé d'admettre que c'est assez rafraîchissant pour un film à l'univers de "super-héros"- non plus des archétypes vulgarisés de bien et de mal mais des stéréotypes de classes. Le film va d'ailleurs masquer derrière bon nombre de clichés du genre héroïque des thématiques sociétales à commencer par celle de l'héritage. Arthur est un enfant adopté par une mère envahissante et folle, Bruce Wayne est l'héritier d'une lignée bourgeoise et dominante. La révélation temporaire de la paternité de Arthur, à savoir qu'il est peut être le fils de Thomas Wayne travail une question pour le moins neuve dans ces univers, celle du déterminisme sociale. Arthur aurait pu être Bruce Wayne et ce faisant le futur Batman qu'il sera n'est plus dut à une force de réussite individuelle du selfmade-man mais au hasard heureux d'avoir eu un confort économique et social.
A ce niveau de production ces toiles de fond sont certes étonnantes, certes sympathiques, certes un peu couillues mais elles ne sont hélas que ce qu'elles sont : des toiles de fond. Des toiles de fond aux allures de grand geste punk mais qui n'ont le mérite que de signaler des aspects qui n'avaient été jusque là pas même effleurés dans les récents films du genre. Car oui le contexte politique du film ne semble être qu'un terrain propice à une bouffé d'oxygène pour un genre qui s'époumone jusqu'à l'asphyxie dans le manichéisme beauf-cool de ces dernières années. L'aspect politique du film est une colonne vertébrale sur laquelle s'est greffé l'opportunité mercantile de faire un film à contre courant tant la standardisation du genre est sclérosé. Les sujets sociétaux coexiste avec la mécanique d'un design cool destiné à caresser la rétine d’une génération qui a découvert le cinéma avec Dolan à savoir une surdose de scène clipesque aux ralentis lourdingues. Ces scènes ne sont d’ailleurs pas là comme des gestes d’auteurs ayant pour but de s'opposer au rythme des films de super-héros toujours plus effréné vers une fuite en avant du regard et de la consommation stérile des images. Ces ralentis ne sont pas des scènes de pauses narratives et réflexives, ce ne sont que des esthétisations complaisantes et non distancées d'une icone de pop culture qui détient un fort potentiel commercial. Le point d’orgue de la velléité cupide du film et de son cynisme douteux réside dans sa fin et le traitement de l'assassinat des parents de Bruce Wayne. Cette scène contient en elle tout la sève douteuse du film. La scène est intéressante au premier abord, à savoir faire un révisionnisme mythologique de la naissance de Batman. La mort des parents de Batman étant de coutume la cause d’un récit sur lui, en faire ici la conséquence de celui sur le Joker permet une reprise et variation intéressante d’une situation célèbre et fréquemment traitée. Les parents de Bruce Wayne étant assassiné par une foule contestataire, c'est toute la perspective du chevalier noir qui bascule, Bruce n'étant plus le futur justicier destiné à sauver Gotham d'une criminalité fantasmagorique et manichéenne mais le futur bras armé d'une classe héritière et dominante sur une foule insurrectionnelle et dominé. Mais là où le film loupe le coche de l'affirmation idéologique et sombre dans l'opportunisme du contexte social de notre époque c'est dans le fait de ne pas oser tuer Bruce Wayne et de tuer symboliquement à la racine la notion d'héritage, car en le laissant en vie le film laisse se profiler la possibilité d'une suite et ce malgré que le film est l’insolence de faire croire à un one shot. Le film s'est vendu comme un faux film commercial aux vertus politiques, c'est finalement un faux film politique aux vertus avant toutes commerciales. C’est le joker dans la manche d’un studio récemment taché par la critique et en peine à lancer son cinematic-universe. Le film n'est pas l'observation d'une réalité sociale, mais une utilisation de cette dernière à des fins mercantiles. L'histoire est une lente ligne droite construite sur des renvois aux films du Nouvel Hollywood comme Taxi Driver, comme si les citer comme un argument d'autorité faisait du Joker le digne héritier de cette période et surtout son relais idéologique et pire esthétique. Le film est certes "à l'heure" pour citer Serge Daney, à l'heure du cynisme contemporain. Difficile de voir dans Joker un tableau clôt d’une situation du monde mais plutôt une toile de fond de celle ci à laquelle la production à céder à condition que cela soit capitalisable.
On est loin d'un tour de force à la Michael Mann avec Miami Vice, dont certes la critique du monde contemporain était bien plus habilement caché et ne se révélait être un coup de poing esthético-politique pour ceux qui avait su et pris la peine de le découvrir mais contrairement à Joker on n'a pas vu fleurir avec Miami Vice ou Taxi Driver des expectatives de suites ou des figurines de Sony Crockett ou Travis Bickle. Car oui le problème est là, l’intention n’est rien d’autre que d’investir le terrain du « film d’auteur » et de ses codes d’un potentiel consumériste. Avec Joker ce n’est pas l’auteur qui a réussi à berner le cinéma hollywoodien, c’est Hollywood qui a réussi à berner le cinéma d’auteur.
Un grand blockbuster hollywoodien avance masqué, il ne prévient pas qu'il porte un masque.