Peut-on dire que Joker est une comédie musicale ? C'est la question que je me posais en sortant du cinéma. Sans rire. Alors, oui, je suis une fanatique de ce genre cinématographique qui a tendance à en voir partout, mais plus j'y pense, plus je suis convaincue : Joker n'est pas une comédie musicale, certes, mais il en est une tout de même.
Je ne parlerai pas ici du film en dehors de ses liens avec ce genre, donc je passerai sous silence ses références au cinéma muet.
Tout d'abord, un petit point sur la comédie musicale : on imagine souvent ce genre comme en-chanté, joyeux et feel good, où règnent les paillettes, les bonnes intentions et la naïveté. Oui, mais non. C'est le cas jusque dans les années 60', lors du premier et du second âge d'or du genre, puis le public s'en désintéresse. Alors les studios tentent le tout pour le tout : les comédies musicales s'allongent, les scénarios se développent, les décors sont peaufinés. De ce dernier effort naîtront des chefs-d'œuvre comme Mary Poppins (1964), My Fair Lady (1964) ou La Mélodie du Bonheur (1965), mais c'est trop tard, la télévision a pris le pas sur le cinéma dans le cœur des américain.e.s, les belles années d'après-guerre sont révolues, la comédie musicale classique ne les enchante plus.
Pourtant, cette petite révolution du genre a un impact immense sur le genre : la comédie musicale n'est plus dédiée à la joie pure et à son expression. Désormais le drame, le tragique, voire le sordide y trouvent une place privilégiée. My Fair Lady rend la romance impossible, Mary Poppins parle de l'abandon parental, les personnages de La Mélodie du Bonheur doivent fuir les nazis, Hair (1979) évoque la guerre du Vietnam, l'héroïne de Moulin Rouge (2001) est une courtisane et meurt de la tuberculose, celles de Chicago (2002) sont des meurtrières, bref, les intrigues deviennent des drames dont les parenthèses musicales sont un échappatoire pour les personnages, mais également pour le public.
Cette brève histoire de la comédie musicale a ici pour but, vous l'aurez deviné, de démontrer qu'il n'est, d'emblée, pas absurde d'envisager un film aussi sombre et dramatique que Joker comme influencé par ce genre. L'environnement et les aspirations mêmes du personnage ne sont pas si lointaines de celles des protagonistes de comédies musicales classiques. En effet, il est fréquent, lors du 1er et du 2nd âges d'or, que l'intrigue se déroule dans le milieu de l'Entertainment (Le Danseur du dessus, Sur les ailes de la danse, Tous en Scène, Chantons sous la Pluie, Mariage Royal puis Fame pour ne citer qu'eux) et que le déroulé narratif guide le personnage principal de l'anonymat aux spotlights (Funny Girl, Parade de Printemps). Or, voilà le souhait le plus cher d'Arthur Fleck : devenir un humoriste célébré et apprécié de tou.tes.
Puisqu'il échoue dans l'humour, il se réfugie dans le macabre, et c'est là qu'il réussit, terminant le film sous les applaudissements de ces clowns. Il est non seulement devenu populaire, mais il est en plus parvenu à créer un mouvement centré - littéralement - autour de lui et une marque visuelle adoptée par la foule anonyme, bref, il est devenu une rock star.
Visuellement, la comédie musicale fait une apparition par les traits de Fred Astaire, véritable icône du genre, alors qu'Arthur regarde L'Entreprenant Monsieur Petrov à la télévision en maniant son pistolet pour la première fois. Musicalement, la comédie musicale fait une apparition par les notes de "Send it the Clown" (A Little Night Music, 1977) sifflées par le jeune cadre dynamique, première victime du Joker.
On constate ainsi que la comédie musicale existe dans la vie du personnage, mais que lorsqu'elle se manifeste, elle est un déclencheur de la violence chez lui. En outre, plus Arthur devient brutal, plus les scènes où il chante et/ou danse sont nombreuses. Quelles conclusions en tirer ? Celle que la comédie musicale est en fait une manifestation/symptôme de la rage du personnage ? Celle que les films musicaux ne sont que mensonge, puisque dans la vie réelle, le chant et la danse ne sont pas entourés du merveilleux, mais du sinistre ?
Plus encore, il est aisé de constater que le rêve est un motif récurent au sein du genre musical. Car les aspirations des personnages sont souvent chantées lors de projections irréelles, de bulles musicales : le Paris imaginaire du personnage de Gene Kelly dans Un Américain à Paris en est un parfait exemple, on peut également penser à la fin de La La Land, ou même à l'intrigue intégrale de Brigadoon. Le fait même que, d'une manière spontanée, l'ensemble des personnages puissent se mettre à danser de manière synchronisée traduit bien l'importance du rêve et de l'imaginaire dans ce style cinématographique. Ici, Arthur est également en proie à l'illusion de ses envies, qui se manifestent de manière quasi tangible sous les traits de sa voisine et de Murray Franklin. Tel un personnage de comédie musicale, il croit à ces mirages, il est guidé par eux, il agit en fonction d'eux. Une fois encore, quelles conclusions pouvons-nous tirer de cela ? Tous les protagonistes des comédies musicales souffrent-ils de troubles mentaux susceptibles de les pousser à massacrer l'ensemble de leur entourage ?
Plutôt que de faire un choix, je conclurai seulement en tirant mon chapeau à la finesse et la créativité de Joker. La comédie musicale étant un genre hybride et composite en soi, sa présence ne fait que renforcer la complexité du personnage principal.