Il y a quelques jours, en pleine promotion de son très attendu prochain film, Scorsese expliquait au magazine Empire que les films de super-héros ne sont pas du cinéma. Un parc d’attraction peut-être, mais “It isn’t the cinema of human beings trying to convey emotional, psychological experiences to another human being”. Difficile de ne pas lui donner raison et d’admettre que la plupart du temps, le plaisir qu’on attribue à ce genre – quand il arrive encore à en prodiguer - est celui du rollercoaster.
Il faudrait que Scorsese donne sa chance à Joker. Tout d’abord parce qu’on est loin du film de super-héros, mais aussi parce que son appartenance à cette catégorie générique lui donne une saveur singulière. Retrouver Gotham, et un certain nombre d’articulations (plus ou moins habiles) avec une origin story de Batman nous le rappelle, avant même cette figure tutélaire d’un des plus grands antagonistes du justicier, qui fit les beaux jours de la franchise depuis ses débuts, en offrant un écrin baroque à Burton ou psychotique à Nolan.
Scorsese se retrouverait devant le cinéma qu’il appelle de ses vœux, et on lui souhaite d’autant plus de voir ce film qu’il lui rappellerait très probablement deux fleurons de sa carrière.
En choisissant Joaquin Phoenix pour arracher cet effrayant sourire, le pari a été assumé jusqu’au bout : Joker ne serait pas une mascarade de plus (qu’on pense aux horreurs chromatiques tentées récemment par Jared Leto), mais une descente dans les abîmes pour une mission non moins risquée, celle de la tentative d’explication psychologique d’un monstre devenu iconique. Le comédien, habité et presque aussi flippant que son personnage est un habitué de ce genre d’investissement, à l’image d’une autre trajectoire déjà très proche de Scorsese, A Beautiful day, qui lui valut le prix d’interprétation à Cannes. S’ajoute à la performance physique chérie à Hollywood (une maigreur effrayante) un exercice d’aliénation qui permet un travail facial impressionnant, notamment lors de ces crises de rire derrière lesquelles on voit le désarroi ou la rage de celui qui ne les contrôle pas.
Joker ne va pas seulement déconcerter par son ton, résolument sombre et torturé ou son absence d’intrigue canonique. L’écriture revendique jusque dans son rythme et ses patinages cette exploration jusqu’auboutiste d’un esprit fragile et au bord du gouffre. La lenteur des entretiens, la répétition des motifs (comme ces scènes d’humiliation, ces moments solitaires dans lesquels le rire surgit lui aussi) oblige le spectateur à cohabiter avec une personne qui n’est pas encore devenue un personnage.
Cette exploration d’une solitude abyssale est l’arc principal, allant jusqu’à contaminer tout ce qui tourne autour du clown, du fils, de l’amant ou du showman. Chaque interaction est explorée sous le couperet de l’incommunicabilité, et chaque chance donnée un clou enfoncé dans l’humiliation de celui qu’on condamne, comme tant d’autres, à rester parmi les invisibles.
C’est donc tout sauf un hasard si les tensions agitant Gotham commencent par une grève des éboueurs, qui font déborder la ville de déchets, paysage malade qui métaphorise tous ses laissés-pour-compte. Très 70’s, cette cité qui n’a jamais été autant l’evil twin de New York, accentue tout ce qui faisait la trajectoire de Travis Bickle dans Taxi Driver, à savoir une maladroite tentative de reconnexion avec une société qui ne veut pas de lui ni de ses démons, et qu’il va entreprendre de laver à grandes eaux. La photo, superbe, redonne au film son grain de noblesse, dans une atmosphère organique, crasseuse, éclairée au néons, jaunie par l’usure d’un monde essoufflé par sa saturation et ses inégalités.
La trajectoire d’Arthur suit ainsi un double mouvement : par paliers de dépossessions, sa quête identitaire se constelle de béances, tandis que s’organise une gradation dans la haine qui pourra faire naitre un cri digne de colorer de tels gouffres. Et sur ce terrain, c’est toute la thématique du show qui prendra le relai. A travers les aspirations du loser à la carrière d’humoriste, une autre solitude se dessine. La maladresse avec laquelle il construit ses tentatives de contact avec le public, associés à son rire compulsif explorent un terrain très rarement investi par le cinéma américain, celui du malaise. La durée, la répétition déjà évoquées sont ici aussi audacieusement exploitées, pour donner la mesure des abimes qui le séparent de ses interlocuteurs, et qui a eu des conséquences jusque sur l’audience de la salle de cinéma, gênée dans ses réactions, et elle-même en proie à quelques rires nerveux et embarrassés. Alors qu’il lorgne du côté d’un show conduit par de Niro reprenant le rôle qu’il convoitait tant dans La Valse des Pantins, la véritable scène d’Arthur est la ville, notamment ces multiples escaliers pris en contre plongée, visions quasi expressionnistes d’un lieu de passage où, seul dans sa tête, accompagné des mélodies d’un âge d’or révolu (Sinatra, Tony Bennett), pour peu qu’il ait jamais existé, il danse et semble au yeux des passants un monstrueux pantin désarticulé.
Le show est donc, dans la plupart des séquences, soumis à ce point de vue interne maladif, qui désactive le plaisir qu’il est censé prodiguer au spectateur : c’est là la grande audace, et l’immense mérite du film. La convergence tant attendue vers ce rôle, celui du Joker, se fera ainsi dans la douleur ; notamment à la faveur de deux séquences majeures dans une rame de métro, qui se font écho dans la maîtrise de la mise en scène au service d’une grande tension. Dans la première, la victime reçoit des coups avant que ne se déclenche le mécanisme identitaire de la vengeance. Dans la seconde, la contagion de sa mission a pris tout le wagon, et menace de contaminer la ville entière.
Car l’accès la notoriété, remède illusoire à la dévorante solitude du protagoniste, se fait, là aussi à rebours de bien des films de cette catégorie privilégiant toujours l’ego, dans une lecture sociale et politique. A la dégradation de la personne s’adjoint une gradation très maîtrisée dans la fébrilité qui agite la ville entière, qui passe des monceaux d’ordure aux émeutes. De ce fait, Joker est un film sur l’arrière-plan : de l’autre côté de l’écran de télévision, derrière les grilles, face au bureau des services sociaux en passe de fermer, sous le maquillage du clown, dans les sous-sols, les impasses, les coulisses, s’agitent les invisibles n’ayant pour lucarne que le miroir crasseux donnant sur leur détresse. En somme, une image “of human beings trying to convey emotional, psychological experiences to another human being”.
La jubilation promise, l’ovation dans les flammes, le souffle vengeur et la figure d’un méchant comme on adore les craindre n’aura pas la saveur attendue. La danse est bien là, ainsi qu’une certaine figure d’un génie qui cristalliserait un sens du spectacle allié à la destruction du monde. Mais cette trajectoire tortueuse et torturée sera surtout parvenue à montrer un monstre bien plus effrayant, ce silence esseulé dans lequel se bâtit le ressentiment des laissés-pour-compte.
(8.5/10)