(Avertissement : spoilers ci-dessous)
On le sait, le Joker est un méchant. Un grand méchant même qui, de film en film, de comics en comics a érigé le principe de la comédie humaine en farce macabre. Mais Todd Phillips, avec sa version très personnelle, rebat les cartes, nous invitant à reconsidérer notre regard sur ce clown pas tout à fait blanc. Une enfance difficile, des parents sans coeur mais avec reproches...autant d'éléments qui nous éclairent sur les origines du Joker et participent de l'entreprise de disculpation du personnage. Mais jusqu'où ?
Grand corps malade
Comme d'autres grands fêlés du cinéma - Jack Torrance dans Shining, Alex dans Orange Mécanique, Hanibal Lecter dans le Silence des Agneaux... - Arthur Fleck semble atteint d'un dédoublement de personnalité. Confortant cette représentation, la mise en scène de Todd Phillips s'évertue à dessiner en creux la construction schizophrénique du Joker.
D'abord par son décalage vis-à-vis des autres, décalage qui se manifeste - et l'idée est géniale - par ce rire toujours à contre-temps. Le rire - sans vouloir faire du Bergson à deux sous - est à la fois un comportement social qui dénote la capacité d'un individu à faire corps avec ses semblables et qui par ailleurs suppose de sa part une compréhension fine de l'objet déclencheur d'hilarité. Or sur ces deux plans, l'intelligence d'Arthur Fleck achoppe. C'est son rire ostentatoire en pleine rue, puis celui, incoercible, dans le métro qui entrainent les agressions dont il est victime. C'est un gloussement inadapté qui le place ensuite sous la lumière des projecteurs à son corps défendant. Là où il sera lui-même l'objet de la risée des autres. Ce rire-fou du Joker, ce rictus horribillis, Joachim Phoenix lui donne forme dans une interprétation du personnage plus introvertie que celle d'Heath Ledger dans The Dark Knight mais toute aussi démentielle.
Ensuite, parce qu'au fil du récit, la personnalité d'Arthur Fleck ne semble jamais stable. Tantôt corps en souffrance et âme malade, le voici bientôt, à la faveur d'un flirt inattendu, affichant un visage serein, une parole mieux structurée, un rapport aux autres plus fluide. Mais c'est une illusion d'optique. Cette transfiguration sociale et psychologique est en fait purement imaginaire. Un simple fantasme, la vie rêvée du Joker. Lorsque la réalité le rattrape, il se retrouve incapable de faire face et finit le fou furieux de Shining enfermé dans une chambre froide, en l’occurrence son réfrigérateur. De fait, le vrai visage du Joker surgit alors même que nous commencions à douter de la noirceur du personnage. Toute la perversité du film est là : le retour du type torturé, du corps décharné, de l'âme malade viennent d'une certaine manière nous rassurer quant au film qu'on nous avait vendu. Ouf, le Joker est bien le méchant qu'on attendait.
Paranoïa contagieuse
Ce retour à mi-film du Mister Hyde/Joker se heurte ainsi au début de compassion que nous pouvions éprouver pour ce garçon. En quelque sorte un incompris, victime d'un entourage particulièrement malsain. Sa mère, ses collègues, le maire de Gotham jusqu'à l'animateur vedette d'un célèbre Talk Show incarné par Robert de Niro, l'acteur fétiche de Scorsese. Comme Travis, le vengeur incompris de Taxi driver, le Joker n'est pas seulement ambivalent et schizophrène, sa bipolarité se double d'une paranoïa aiguë. Arthur Fleck serait d'abord une victime de la société ce à quoi nous sommes pris à témoin. Et de fait, les griefs qu'il nourrit contre son entourage semblent justifiés : un salaud, cet animateur ; un enfoiré, son collègue ; une salope, sa mère ; un pourri, son vrai père...etc. De sorte que les règlements de compte à venir -, qu'on pressent comme inévitables - présagent de la jouissance à venir pour un spectateur contaminé par la haine que le film fabrique.
Sauf qu'il y a comme un problème. Ces ressentiments agglutinés par Arthur au fil des épreuves qu'il subit ont certes leur part de justification - le monde est cruel, ce n'est pas nouveau - mais ils ont aussi leur part de fantasme. Car le clown est totalement parano. Aucune des personnes contre lesquelles il va se retourner - qu'il soient étouffés/égorgés/abattus... - ne méritent le châtiment qu'il leur inflige.
Mais le temps qu'on en prenne conscience il est trop tard, nous aussi nous avons d'une certaine manière revêtu le masque et la tenue de ces clowns revanchards prêts à suivre le Joker dans son entreprise de sape. Nous voici animés par un désir semblable d'auto-justice, nous réjouissant de la mise à mort des faux-méchants par les faux gentils avec une satisfaction quelque peu ambigüe. Non, le masque n'est pas tombé, il est monté jusqu'à nous.
Un film atypique et perturbant.
Lui donner une note définitive et synthétique ? Hum. Joker !