Démarrer d’emblée avec le logo de la Warner des 80’s, voilà déjà une petite intention qui définirait bien celles de ce Joker directed by Todd Phillips. En faisant appel à l’esthétique du Nouvel Hollywood, le film se veut comme une méditation anticipant notre triste aujourd’hui, en reprenant les images d’hier. Impossible de ne pas penser à « King of Comedy », notamment en voyant Robert De Niro se pavaner dans le rôle d’un animateur de talk-show cynique, ou même à l’image de ce Joker, campé par Joaquin Phoenix, reflet plus ou moins immédiat de Travis Bickle dans « Taxi Driver ».
À vrai dire, sur le papier, c’est séduisant, mais autant cela prête à confusion. Il faut dire, Arthur Fleck n’a rien pour lui : misérable, malade mental, méprisé, bâtard, frustré et on en passe (contrairement au film qui a tout pour lui : Lion d’Or à la Mostra, accueil critique très positif et succès au box-office)… Ce qui finalement ne sert qu’à déconstruire un personnage qui n’est que la somme délurée de ses handicaps et de ses malheurs. Certes, les acmés de tension, les ressorts visuels, ainsi que le casting particulièrement généreux (dont Frances Conroy en Penny Fleck !!) ne manquent pas de bluffer, mais se représentent souvent derrière un misérabilisme paradoxal : en même temps, il s’agit là d’annihiler la figure du Joker, notamment celle visible dans « The Dark Knight ». Dans ce dernier, le Joker fait figure d’un constat, dont la cruauté n’est qu’une appropriation de la triviale ironie du monde. Ici, Arthur Fleck est ouvertement apolitique, bien que ses ultimes performances soient concomitantes avec ses ultimes déchéances. En bref, il n’est que l’ombre de son image.
Si cette figure du Joker est certes particulièrement audacieuse, politique, et réflective, on regrette, d’un certain point de vue, son manque de fantaisie, et la manière dont le récit est fondamentalement centré sur l’anti-héro, délaissant les personnages secondaires. Focalisé sur la déconstruction d’Arthur Fleck et la construction du Joker dans les méandres de la misère et de l’isolement, « Joker » semble néanmoins largement réussir son pari : la mise en avant d’un manque d’alternative. Un manque tout d’abord esthétique, puisque le film chevauche le Nouvel Hollywood de Martin Scorsese ; et aussi un manque invoqué par le marquage de l’inéluctable. En soit, on pourrait facilement y interpréter la représentation d’un monde pompièrement sordide, déconnecté de lui même, soulignant une rétro-dystopie renvoyant directement aux problèmes sociaux parsemant la société actuelle (l’intolérance et les inégalités en première ligne). Il y a dans « Joker » un regard que l’on ne peut que reconnaître comme lucide, notamment de part le sentiment d’épuisement qu’il renvoi. L’épuisement d’Arthur Fleck, et de sa mère ; d’une société placée sous le joug de la corruption, et des images… Dommage de voir cela s’évaporer lors d’une phase finale mythifiant à nouveau le personnage. Au moins, comme Robert Pumpkin avant lui, Arthur Fleck est bel et bien un bluffant King of Comedy.
Finalement ce « Joker » made in 2019 satisfait de part sa vigueur formelle et son traitement sibyllin de la société américaine, mais il ne parvient pas à se dépêtrer d’une lourde solennité, peinant à cacher un faux nihilisme. Plus médiatique qu’anarchiste.