Que c'est bon de voir un film de studio pareil dans l'univers hollywoodien !
Joker reste très américain et manque parfois un peu de subtilité, surtout au début : certains passages beaucoup trop appuyés - après un quart d'heure, j'en avais déjà marre de voir Arthur traîner ses épaules voûtées partout où il va - et la musique de plutôt mauvaise facture beaucoup trop présente, sont des petits défauts qui m'ont assez agacé de prime abord. Je dois dire que je ne suis pas non plus très fan de l'identité visuelle du film ; comme dans The Dark Knight, le sentiment d'hyper-réalité prime et la ville est un personnage à part entière, mais outre que je préfère Chicago à New-York, je trouve que la photographie donne un aspect un peu artificiel, un peu lisse, qui ne colle pas vraiment à ce que le film essaie de faire.
Et puis on se rend compte de toutes les idées qui viennent donner une identité à l'univers. Cette grève des éboueurs dont l'annonce lance le film et dont on perçoit les effets tout du long, en arrière-plan ; cette clope qu'Arthur a si souvent au bec et qui appuie son côté sale - avez-vous remarqué que plus personne ne fume dans le cinéma hollywoodien ? -, cette "condition" mentale dont on ne sait jamais bien la nature, cette manière ridicule de courir, ce rapport à la musique et à l'art... La construction du personnage, parallèle à la ville dans laquelle il évolue et dont il se sent pourtant si éloigné, est solide et cohérente, et le film réussit son entreprise pourtant complexe d'en faire un personnage tout aussi réaliste qu'ambivalent, tantôt victime, bourreau, agaçant, pitoyable ou colérique, artiste et même poète.
Et heureusement, la mise en scène sait appuyer avec pertinence, par le cadrage, l'éclairage et la profondeur de champ, les différents sentiments d'Arthur. Dans l'ombre, flou, la peau grise quand il est en inadéquation ; net, lumineux et charnu lorsqu'il est à l'aise (avec sa petite amie ou sa mère) ; plein cadre, de dos et en contre-plongée dans ses excès de puissance... Jusque dans les envolées stylistiques empruntant à la comédie musicale, qui marquent ses moments les plus jubilatoires. Une mise en scène schizophrène, à l'image de son personnage principal, mais qui garde une certaine constance grâce justement à cette ville constamment en toile de fond et qui sert de pivot stylistique et narratif au film.
Surtout, enfin un film de studio qui ose s'attaquer à la structure classique en trois actes. Joker est un film long, monolithique, lancinant, qui dépeint la lente progression d'un homme du statut de victime à celui de meurtrier et de symbole, symbole d'un ras-le-bol, d'une volonté de casser les codes et l'ordre social - pas étonnant que le film cite autant le Nouvel Hollywood. Joker intègre en effet habilement ses différentes influences (Taxi Driver évidemment, mais aussi la Valse des Pantins, ou Vol au-dessus d'un nid de coucous) tout en en offrant une lecture plus contemporaine, car ici le meurtre est une réelle libération, une vraie échappatoire. Le personnage du Joker devient alors le miroir parfait d'une société de plus en plus polarisée, de plus en plus tentée par l'anarchie.
Je peux donc comprendre les polémiques qui entourent le film, car rien dans Joker ne vient contre-balancer les meurtres perpétrés par une victime à l'encontre de sales types en position de puissance ; des esprits un peu simples pourraient y voir une légitimation du meurtre, et surtout du désordre social, ce qui est plus difficile à accepter. :)
Mais c'est par conséquent un pari d'autant plus couillu de la part de Warner Bros, qu'il faut savoir féliciter. Malgré une imagerie un peu plate, une musique anecdotique quand elle n'est pas agaçante, une ambiance donc pas assez travaillée et une écriture parfois maladroite, ou en tout cas sans grande profondeur, Joker est un vrai bon film et un vent de fraîcheur dans le cinéma américain, le genre de projets qu'on aimerait voir fleurir plus souvent de la part des grands studios.