Lorsqu'on prend le pari d'un film sur le Joker, la responsabilité est particulièrement lourde pour l'acteur qui se confronte à un personnage interprété plusieurs fois au cinéma et très bien connu du grand public pour la complexité de ses caractéristiques.
Ici, Joaquin Phoenix parvient à incarner le Joker en se basant en partie sur une liberté d'adaptation, mais surtout en plongeant le spectateur, pour chaque scène, dans un sentiment profond à la frontière entre le malaise et la compassion (un peu comme Elephant Man). Ce que fait, mais aussi ce que subit le Joker dans ce film suscite en nous l'empathie, l'envie de le réconforter, et une gêne de le voir se comporter à la limite de certains codes sociaux.
Cette ambiguïté sera renforcée par deux principaux éléments au cours du film.
D'abord, l'ambiance générale est très fidèle (et on aime ça) à Gotham : toujours glauque, de la violence à chaque coin de rue, des ruelles obscures, humides, et des histoires de problèmes psychiatriques. On a bien là l'image d'un "monde froid et sombre".
Mais il faut également considérer la musique. Après sa première agression au début du film, on a droit à du violon pour donner un aspect grave à la situation. On peut avoir peur de l'emploi d'un tel instrument, parfois mal utilisé au cinéma, comme un moyen trop simple de susciter de l'émotion. Et il y avait le risque d'être lourd dans le choix du violon pour illustrer le désarroi du personnage. Mais ce frottement de cordes prend une toute autre dimension, une dimension exceptionnellement gracieuse à trois moments clés du film.
D'abord, après son premier meurtre dans le métro, Arthur Fleck court se réfugier dans des toilettes publiques, effrayé par l'acte qu'il vient de commettre. Après quelques secondes de repos, il s'adonne dans un élan de majesté à quelques pas de danse, soutenus par un violon. Ici, le personnage découvre qu'il peut prendre du plaisir à tuer.
Ensuite, c'est en descendant les grands escaliers et se dirigeant vers les studios de Murray Franklin que Fleck reprend ses pas de danse. Il prend une pause et interprète quelques pas, libérateurs d'une pulsion en lui, un mélange entre joie et excitation, un mélange que l'on trouve beau tant on est heureux qu'il le soit. Joaquin Phoenix est là aussi accompagné d'un violon seul pour donner un peu d'espace à la grâce dans un univers glacial. Fleck a toute confiance en lui et domine ses pulsions.
Enfin, le dernier moment d'enchantement parvient lors de la scène finale où tout brûle autour du protagoniste. Fleck se réveille de son accident, il est sur une voiture, ensanglanté, et contemple le chaos qu'il a semé. Quelques mouvements de bras légers, succincts, viennent illustrer la mort de Fleck et la naissance du Joker.
Il est également intéressant de s'arrêter sur le traitement des escaliers dans Joker, puisqu'ils interviennent à certains moments importants de l'évolution du personnage.
Les premières fois que l'on voit Fleck monter des escaliers, ce sont ces grands escaliers raides qui le séparent de sa maison et qui illustrent la monotonie et la dureté de son quotidien.
Puis, après avoir tué les hommes dans le métro, il est sous le choc sur le quai et il s'enfuit du lieu du crime par des escaliers qui montent vers la lumière.
Ensuite, c'est quand il se fait renvoyer que le futur génie du mal emprunte des escaliers (descendants cette fois-ci) pour quitter son lieu de travail.
Et enfin, on retrouve les escaliers du début : Arthur Fleck les descend dans un élan de joie et de confiance, à l'opposé de leur pathétique ascension de début de film, pour se rendre au show de Murray.
Ce sont ces mêmes escaliers qui élèvent le Joker sur l'affiche du film. Le choix des escaliers pour illustrer ces quatre étapes peut avoir plusieurs justifications. On pense à la géométrie repoussante, anxiogène, qui fait écho à l'ambiance de Gotham en général ; mais on peut aussi y voir la verticalité, caractéristique d'une ville divisée sur fond de lutte sociale.
En fin de compte, tout dans cette oeuvre nous amène à l'équilibre malsain entre l'empathie pour un personnage maudit (problèmes psychiatriques, comique raté, enfance catastrophique) et le dégoût (une omniprésence de poubelles due à une grève, des puissants arrogants, malaise suscité par le rire sardonique de Joaquin Phoenix). Cet équilibre étant le propre du Joker, on a affaire à un film qui se sert d'un scénario, d'un contexte et d'une ambiance cohérents avec la symbolique du personnage pour mieux le cerner et mieux le définir. Et c'est ainsi que Todd Philipps réussit à dépeindre très justement le Joker.