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En 2019, j’avais comme beaucoup succombé aux sirènes d’une vision autre de l’univers des super-héros. La fatigue du genre était en pleine croissance exponentielle, tandis que la fin du DCEU était quasiment actée. L’arrivée d’un projet indépendant de toute continuité narrative sonnait comme quelque chose d’exceptionnel (alors que c’était le tout venant à peine une décennie plus tôt), et la surprise de voir Todd Phillips, l’auteur de la trilogie The Hangover de piètre facture, proposer un projet hanté par l’excellent Joaquin Phoenix, a remporté la mise.
Mais sorti du contexte de sortie, qui joue forcément dans l’appréciation d’une œuvre, j’avais pas mal d’appréhension à l’idée de revoir le film. M’étais-je emballé outre mesure, suivant aveuglément la masse devant un produit in fine pas finaud? A peine, ma note ne baissant que d’un point.
Le film est une origin story qui utilise le nom de Joker pour dresser un portrait psychologique qui pourrait bien être détaché de toute franchise connue. Todd Phillips avoue de lui-même n’avoir emprunté la licence que pour attirer le public en salle, l’histoire étant déjà là avant même que DC ne rentre dans le processus créatif. Si c’est ce qu’il faut pour se faire attribuer un budget conséquent, le jeu en vaut clairement la chandelle.
C’est un drame social qui use de thématiques anti-establishment sans excuser la violence, la figure de Joker n’en devenant une que par un hasard de circonstances. On ne cherche pas à justifier ses actes par le marasme de Gotham, mais plutôt à explorer l’évolution d’une mentalité brisée dans un environnement au bord de la brèche. Arthur et la mégalopole cannibalisante suivent un parcours similaire, celui d’une cocotte sous pression qui doit exploser pour libérer le chaos qui y règne. A quoi bon se contrôler lorsque le fruit de l’abstinence est un piétinement constant de l’humain? La ville est ainsi mise à l’honneur comme personnage parallèle, dans une ambiance glauque et poisseuse réussie, retranscription du New-York pré-”nettoyage” de 1981.
Le tumulte est donc insidieux, s’incrustant dans la chair comme dans l’âme. Au-delà des hallucinations évidentes, on commence à douter de chaque scène. Comment Arthur s’est-il réellement procuré son arme? A-t-il bien confronté Thomas Wayne dans les toilettes? Est-il à Arkham depuis le début? Des questions sans importance car le voyage intérieur du personnage est aussi important que l’extérieur dans la définition de sa psyché. Pour lui, tout est réel, et donc pour la narration en portrait également.
Les scarifications se font d’abord sur le corps décharné d’un Joaquin Phoenix habité. Une interprétation nous véhiculant un apitoiement glacial via ses mimiques, ses rires lugubres, et sa transformation physique proche de celle de Bale pour The Machinist (tiens donc, Batman...). Le personnage fait d'os et de cheveux gras prend vie devant une caméra lancinante, plongée dans la grisaille de barres d'immeubles en proie à la révolte sociale et à la sauvagerie d'un monde en phase de déliquescence.
Les marques se font ensuite sur l’esprit fragmenté de Arthur Fleck, qu’un simple sanglot de violoncelle, lancinant, vient figurer prêt à se briser sur la grève de l’indifférence. La bande-son entêtante nous martèle les oreilles, poussant notre tête et celle de Phoenix dans les fanges de la folie, avant la catharsis, la prise de pouvoir d'une victime ballottée par la crasse de Gotham. Prise de pouvoir jointe à une prise de conscience de sa propre réalité. Arthur n'est pas Arthur, il n'est qu'un pantin dans un monde où les nantis vous crachent à la gueule, et nous spectateurs, sommes balancés entre la connaissance antérieure du personnage de Joker, et l'empathie que l'on éprouve pour Arthur. On s'attache à regret à cet épouvantail, cette poupée de chiffon grimée pour une audience moqueuse.
Le film possède des échos de Taxi Driver et autres Joe. Un vigilante involontaire qui n’avait nullement prévu de survivre à ses frasques. Il est un pavé dans la marre du climat de tension actuel, un chant de guerre contestataire qui trouvera une résonance dans la prise du Capitole quelques mois après sa sortie. Mais il est surtout le portrait dramatique d'un homme poussé à bout qui finira par devenir un monstre nihiliste, produit d'un environnement sur lequel il influe lui-même dans un cercle carnassier.
Non, je considère Joker comme une réussite, même décorrélé de l’actualité du médium. Et s’il est souvent fait état de ses similitudes (explicitement assumées) à The King of Comedy, flirtant entre hommage et pompage, le principe de la variation thématique ne cause pas d’impair à mes yeux.
A l’heure où j’écris ces lignes, je n’ai pas encore vu Folie à Deux (ça ne saurait tarder). Mais au vu du soufflet public et critique qu’il se prend, Joker se place peut-être comme le coup d’éclat aléatoire d’un réalisateur à la filmographie autrement oubliable. Mais un coup d’éclat néanmoins.