Arthur Fleck a un rêve : devenir humoriste en montant son propre one-man-show. Mais Arthur vit seul avec sa gâteuse de mère, démuni, dans les bas fonds de Gotham City. Un fardeau quotidien qui pèse autant sur son mental fragile, Arthur souffrant de crises de fou rire incontrôlables en situation de stress intense, que sur ses maigres finances issues d’un job précaire de clown publicitaire. Une existence douloureuse, d’une tristesse abyssale, ballottée au gré d’humiliations voire d’agressions journalières, plombée par les ruminations d’une matrone obsédée par son lointain emploi au service du milliardaire Thomas Wayne, avec lequel elle prétend avoir eu une relation charnelle. Une existence frappée d’un désespoir continuel, dont Arthur parvient parfois à s’arracher en se plongeant dans les pages d’un petit cahier de blagues qu’il noircit en vue de son spectacle rêvé, ou en s’imaginant participer à l’émission de Murray Franklin (Robert De Niro), un présentateur de talk-show qu’il idolâtre. Jusqu’au jour où Arthur finit par succomber aux démons de ses pensées tourmentées pour s’enfoncer dans une folle spirale de violence et de mort.
La vision nihiliste du Joker que propose Todd Phillips, aux antipodes de ses productions habituelles, n’est rien d’autre que le portrait écorché d’un homme malade appelé à devenir un criminel, rien d’autre que l’histoire torturée d’un homme qui rit. Radiographie d’un rire pathologique, douloureux, lancinant, viscéral, cauchemardesque, dégorgé jusqu’à l’éructation par un Joaquin Phoenix véritablement possédé par la folie de son personnage. Un rire obsédant, presque insoutenable, qui vampirise toute la gamme des émotions, des sentiments d’Arthur, qui résonne de scène en scène comme une fracture, une dissonance horrifique, à la fois symptôme audible de sa démence et moyen dramatique de parasiter, de dynamiter la notion même de tonalité, pour finalement brouiller nos repères esthétiques et moraux. Le Joker, en tant que métamorphose d’un Arthur Fleck affranchi des codes de sa propre humanité, d’une humanité qu’il raille au plus profond de sa chair, finit ainsi par incarner la vision bergsonienne du rire en tant que « résultat d’un mécanisme mis en place en nous par la nature ou, ce qui est presque la même chose, par notre connaissance de la vie sociale. Il n’a pas le temps de regarder où il frappe. » Dès l’instant où Arthur refuse que les autres se rient de lui en retournant contre eux l’objet même de leurs moqueries, de leur médisance ricaneuse, il devient l’instrument d’un rire meurtrier, il n’a plus rien d’humain. Il devient Joker.
Histoire d’un clown fondamentalement triste, d’un homme dérangé lancé dans une quête désespérée de reconnaissance, d’une frustration engendrée par l’impossibilité sociétale de s’accomplir en tant qu’humoriste. Depuis les cendres amères de son rêve ôté, Arthur s’érige en révolté. D’abord victime impuissante de la comédie noire de son existence, il transfigure ses pulsions, plombe et tombe le masque, pour convertir son maudit rire intrinsèque en arme redoutable contre une société elle-même devenue une mascarade inhumaine à force d’ignorer l’abîme de ses propres faiblesses. L’hilarité insondable du désespoir. La pitrerie obscure d’une détresse devenue insurrection. Chaos mental d’un clown meurtri embrasant dans son ténébreux sillage les germes d’une inéluctable révolution sociale.
Portrait d’un fou révélateur des failles d’un monde déréglé, Joker distille dans les méandres de son récit limpidement tortueux, une dimension d’abord politique, mais in fine métafilmique dans la position radicale qu’il adopte par rapport aux normes du divertissement de masse actuel. Épuré jusqu’à l’os, Joker se révèle comme l’antithèse grinçante d’un cinéma de consommation pure devenu un modèle économique écrasant. Par son refus systématique du spectaculaire gratuit, des effets spéciaux tape-à-l’œil et du manichéisme. À l’image de sa scène quasi finale d’exécution brutale, revendiquant rageusement le triomphe d’un cinéma de la maîtrise sur le divertissement de masse désormais en roue libre. C’est littéralement Todd Phillips qui flingue Marvel.
La naissance du Joker, consécration d’un sociopathe rêvant des feux de la rampe pour mieux voir le monde brûler, s’offre comme le spectacle sale et rugueux d’un chaos à la fois intime et universel, presque cosmique, sur la scène d’une rue révoltée, ravagée par un public hors de contrôle. Hors du contrôle des puissants (producteurs ? politiciens ?) qui s’enrichissent en ricanant de sa soumission. Joker ou l’esquisse rêveuse d’un cinéma libéré, exigeant et accessible, sophistiqué et familier, l’accord idéal(iste) entre le film populaire et le film d’auteur. Un espoir de fou ?
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