Une plongée sombre et dérangeante dans la folie humaine

Sorti en 2019 et réalisé par Todd Phillips, Joker est une réinterprétation audacieuse et profondément sombre du personnage emblématique de l’univers DC Comics, ennemi juré de Batman. Le film se distingue par sa mise en scène réaliste, loin des standards habituels des adaptations de super-héros, et s’attache à raconter une origine alternative du Clown Prince du Crime, le présentant comme une victime de la société. Joaquin Phoenix, dans le rôle d’Arthur Fleck, livre une performance magistrale qui lui vaudra un Oscar du meilleur acteur. Si Joker a divisé critiques et spectateurs, notamment en raison de sa violence psychologique et sociale, il s’est imposé comme un film incontournable par sa portée thématique et esthétique.


Joker brille par la prestation phénoménale de Phoenix, la réalisation soignée de Phillips et une approche sociopolitique qui résonne dans un contexte contemporain. Cependant, certaines critiques visent la représentation parfois unilatérale du personnage et le risque de glorification de la violence. Quoi qu'il en soit, Joker est un film marquant qui pose des questions complexes sur la santé mentale, la marginalisation et les limites de la société moderne.


Au centre de Joker se trouve Arthur Fleck, un homme brisé, marginalisé, qui vit dans une Gotham en proie à la violence et à la désintégration sociale. Arthur est un homme invisible, souffrant de troubles mentaux, dont le rêve de devenir comédien est continuellement broyé par une réalité implacable. Joaquin Phoenix incarne ce personnage avec une intensité rare, transformant Arthur en un être tourmenté, fragile, et profondément humain dans sa quête désespérée de reconnaissance.


Ce qui rend le personnage d’Arthur aussi fascinant, c’est la manière dont le film construit une lente mais inexorable descente dans la folie. Dès le début, Arthur est un individu vulnérable, déjà marginalisé et ignoré par la société. Mais il y a également un potentiel latent de violence en lui, que la série d'humiliations et de violences qu'il subit va faire éclater au grand jour. Todd Phillips et Joaquin Phoenix explorent cette transition avec une subtilité qui rend le film à la fois captivant et effrayant. Chaque tic, chaque rire nerveux, chaque mouvement du corps de Phoenix traduit la montée de la folie, rendant la transformation d’Arthur en Joker à la fois tragique et terrifiante.


Le film refuse de simplifier ou de moraliser le parcours de son personnage principal. Arthur Fleck n'est ni un héros ni un anti-héros : il est une victime des circonstances, mais également un agent du chaos. Cette ambiguïté morale est l'une des forces de Joker, qui laisse le spectateur juge des actions d'Arthur. Le film invite à la réflexion sur les raisons qui peuvent pousser un homme à embrasser la violence, tout en mettant en garde contre les dangers de l'isolement social et de la déshumanisation.


L'une des grandes réussites de Joker est la manière dont il parvient à lier l'histoire personnelle d’Arthur Fleck à une critique plus large de la société. Gotham City, telle qu'elle est dépeinte dans le film, est une métropole au bord de l'implosion, rongée par les inégalités, la pauvreté et l'injustice. Ce cadre, rappelant l’Amérique des années 70-80 mais résonnant également avec des problématiques contemporaines, crée un contexte propice à l'explosion de la violence.


La marginalisation d’Arthur n’est pas simplement un problème individuel ; elle reflète un problème systémique plus large. Le personnage d'Arthur Fleck est symptomatique d'une société qui rejette les plus vulnérables, les opprimés, les laissés-pour-compte. Le film critique sévèrement un système qui abandonne ceux qui ont besoin d'aide, que ce soit à travers la fermeture des services sociaux, la déconnexion des élites politiques ou la brutalité des interactions humaines. À mesure qu'Arthur s'enfonce dans la folie, Gotham elle-même plonge dans le chaos, devenant un miroir de la désintégration sociale.


Le personnage de Thomas Wayne, présenté ici comme un riche homme d'affaires distant et arrogant, contraste avec l'image plus héroïque que l’on a habituellement de la famille Wayne. Thomas représente une élite indifférente, voire méprisante, envers les souffrances des classes populaires. Ce portrait d'une société divisée entre riches et pauvres, entre les puissants et les démunis, renforce le sentiment que la violence d’Arthur n'est pas seulement une explosion individuelle, mais aussi un symptôme de la fracture sociale.


En cela, Joker dépasse le cadre de la simple histoire d'origine d'un vilain iconique pour devenir une allégorie sur la lutte des classes et la déconnexion sociale. Le film interroge sur la manière dont les systèmes économiques et politiques peuvent engendrer des monstres, non pas par leur malveillance directe, mais par leur négligence et leur inaction face à la souffrance humaine.


La réalisation de Todd Phillips est une autre des grandes forces de Joker. Connu jusqu'alors pour ses comédies (Very Bad Trip), Phillips surprend ici par une approche visuelle et narrative plus mature, marquée par une esthétique qui s'inspire des grands films des années 70, en particulier ceux de Martin Scorsese comme Taxi Driver et The King of Comedy. Gotham City est représentée comme une ville sombre, sale et déprimante, un environnement toxique qui reflète parfaitement l’état mental d’Arthur.


La photographie de Lawrence Sher est magnifique, jouant habilement avec les ombres et les lumières pour créer une atmosphère de tension constante. Les teintes grisâtres et les tons ternes de la ville contrastent avec les moments plus colorés, notamment lorsque Arthur commence à embrasser son identité de Joker. Ces moments de couleurs vives symbolisent à la fois la libération et la chute d’Arthur dans la violence et la folie.


La bande sonore, composée par Hildur Guðnadóttir, renforce cette immersion. La musique, sombre et oppressante, accompagne parfaitement la descente progressive d’Arthur. Le violoncelle grave et lancinant accentue le sentiment de malaise qui traverse tout le film. Le son devient un personnage à part entière, traduisant les émotions d’Arthur mieux que n'importe quel dialogue.


La manière dont Phillips filme Phoenix est également remarquable. Le réalisateur laisse beaucoup de place à son acteur pour exprimer toute la complexité du personnage à travers des scènes parfois longues, où les expressions faciales et les gestes de Phoenix transmettent plus que les mots. Certaines séquences, comme celle où Arthur danse seul dans les toilettes après son premier meurtre, deviennent des moments iconiques qui capturent à la fois la transformation psychologique du personnage et le pouvoir esthétique du film.


Cependant, Joker n'a pas échappé aux controverses. Le film a été critiqué pour son portrait ambigu de la violence et de la folie, certains craignant qu'il ne glorifie la violence ou qu’il ne donne des justifications à des comportements dangereux. Il est vrai que Joker prend le parti d'explorer la psychologie de son personnage principal sans le juger de manière évidente, ce qui peut créer un malaise chez le spectateur.


La question de savoir si le film sympathise avec Arthur Fleck est complexe. D'une part, Joker montre clairement que la violence d’Arthur est le résultat d’un enchaînement de souffrances, d’humiliations et de négligences. La société, en le rejetant, devient complice de sa transformation en monstre. Cependant, il est important de noter que le film ne justifie jamais pleinement ses actions. Arthur n’est pas présenté comme un héros ou un modèle, mais comme une victime qui choisit de répondre à la cruauté par la violence. Ce choix narratif place Joker dans une zone grise morale, où le spectateur est invité à comprendre le parcours d’Arthur sans pour autant cautionner ses actes.


Le film interroge ainsi sur la manière dont la société marginalise les plus vulnérables et sur les conséquences que cette exclusion peut entraîner. La violence d’Arthur, bien qu’inévitable dans le cadre du film, est toujours présentée comme une réponse désespérée à une série d’injustices. Ce malaise est exacerbé par la représentation crue et graphique de la violence, qui renforce le sentiment de dérangement chez le spectateur. Contrairement aux films de super-héros classiques, où la violence est souvent spectaculaire et sans conséquences réelles, Joker montre la brutalité sous un angle viscéral et réaliste.


Le véritable cœur du film, et probablement son plus grand atout, est la performance phénoménale de Joaquin Phoenix. L'acteur incarne Arthur Fleck avec une intensité rare, parvenant à rendre ce personnage aussi pitoyable que terrifiant. Phoenix perd du poids pour le rôle, transformant son corps en une véritable représentation physique de la souffrance d’Arthur. Ses mouvements, son rire nerveux et incontrôlable, ses regards chargés de tristesse et de rage traduisent de manière poignante la descente d’Arthur dans la folie.


La manière dont Phoenix joue la dualité d’Arthur, entre la fragilité d’un homme mentalement instable et la violence de Joker qui s’affirme de plus en plus, est stupéfiante. Le spectateur est constamment partagé entre l’empathie pour la douleur d’Arthur et l’horreur face à ses actes de plus en plus sanglants. Cette performance de Phoenix est l’une des plus mémorables de sa carrière, et elle porte véritablement le film sur ses épaules.


La scène emblématique où Arthur, vêtu de son costume de Joker, danse sur les escaliers en pleine transformation est devenue iconique. Elle symbolise son passage de victime à bourreau, de la personne marginalisée au criminel qui embrasse enfin sa nouvelle identité. C’est dans ces moments d’introspection et de folie pure que Phoenix démontre toute l'étendue de son talent, transformant ce qui aurait pu être un simple rôle de méchant en une performance profondément humaine et dérangeante.


La fin de Joker est aussi troublante que le reste du film. La montée des émeutes à Gotham, où Arthur devient une figure d’inspiration pour les masses révoltées contre les élites, renforce le lien entre la violence individuelle et la violence sociale. Le film se termine sur une note ambigüe, où Arthur, devenu Joker, semble non seulement accepter, mais aussi savourer le chaos qu’il a contribué à engendrer.


Cette fin, qui peut être interprétée de différentes manières, laisse le spectateur avec un sentiment d’inconfort. Joker est-il devenu le héros des opprimés, ou un simple instrument du chaos dans un monde déjà en train de s'effondrer ? Cette ambiguïté finale reflète parfaitement la complexité du personnage et du film lui-même, qui ne cherche pas à fournir des réponses simples ou des conclusions satisfaisantes. Joker est un film qui questionne plus qu’il n’affirme, laissant son public avec des réflexions sur la santé mentale, la justice sociale et le potentiel destructeur de la marginalisation.


Joker de Todd Phillips est bien plus qu’une simple adaptation de comics. C’est un film profondément troublant qui explore la fragilité humaine, la violence sociale, et les conséquences dévastatrices de l’isolement. Grâce à une performance inoubliable de Joaquin Phoenix et une réalisation soignée, Joker parvient à captiver son public tout en soulevant des questions dérangeantes sur la société contemporaine.


Si le film a suscité des controverses, notamment sur la représentation de la violence et le risque de glorification du personnage, il n’en reste pas moins une œuvre marquante qui pousse à la réflexion. Joker ne cherche pas à excuser la violence, mais à comprendre les mécanismes qui peuvent mener une personne à basculer dans le chaos. Cette plongée dans la folie d’Arthur Fleck, à la fois intime et universelle, fait de Joker un film qui ne laisse personne indifférent et qui continuera à être débattu et analysé pour les années à venir.

CinephageAiguise
8

Créée

il y a 3 heures

D'autres avis sur Joker

Joker
Samu-L
8

Renouvelle Hollywood?

Le succès incroyable de Joker au box office ne va pas sans une certaine ironie pour un film qui s'inspire tant du Nouvel Hollywood. Le Nouvel Hollywood, c'est cette période du cinéma américain ou...

le 8 oct. 2019

235 j'aime

14

Joker
Larrire_Cuisine
5

[Ciné Club Sandwich] J'irai loler sur vos tombes

DISCLAIMER : La note de 5 est une note par défaut, une note "neutre". Nous mettons la même note à tous les films car nous ne sommes pas forcément favorables à un système de notation. Seule la...

le 11 oct. 2019

224 j'aime

41

Joker
Therru_babayaga
3

There is no punchline

Film sur-médiatisé à cause des menaces potentielles de fusillades aux États-Unis, déjà hissé au rang de chef-d'oeuvre par beaucoup en se basant sur ses premières bandes-annonces, récompensé comme...

le 2 oct. 2019

193 j'aime

123

Du même critique

Portrait de la jeune fille en feu
CinephageAiguise
8

Une histoire d’amour enflammée par le regard et le silence

Sorti en 2019, Portrait de la jeune fille en feu est un film réalisé par Céline Sciamma, qui a su se distinguer dans le cinéma français contemporain avec une œuvre à la fois poétique, sensuelle et...

il y a 2 heures

Le Chant du loup
CinephageAiguise
7

Un thriller sous-marin haletant, porté par le réalisme et la tension

Sorti en 2019, Le Chant du loup est le premier long métrage d'Antonin Baudry (sous son pseudonyme Abel Lanzac), qui a su s'imposer dans le cinéma français avec un thriller sous-marin captivant et...

il y a 2 heures

Les Misérables
CinephageAiguise
9

Une fresque sociale percutante et actuelle sur les tensions des banlieues

Sorti en 2019, Les Misérables, réalisé par Ladj Ly, s’est rapidement imposé comme un film marquant du cinéma français contemporain. Inspiré des émeutes de 2005 et de l’expérience personnelle du...

il y a 2 heures