«Rien n’est plus silencieux qu’un cœur qui a cessé de battre.»

Dreyer, tout le monde le sait, rime avec austère. Alors qu'il a exploré la transfiguration dans La Passion de Jeanne d'Arc et affiné ses expérimentations esthétiques sur Vampyr, il aborde ici le fanatisme religieux à l’épreuve du désir, ou au contraire la passion à l’aune du spirituel. L'austérité en question est le cœur même du film : par son esthétique, carcérale et lente, aux éclairages picturaux isolant les visages illuminés de grâce ou de passion dévorante. Par sa noirceur radicale et tragique, enfin.


Comment dès lors expliquer qu’on soit aussi emportés ?


Le film est tout d’abord d’une écriture imparable. Entièrement fondé sur la dualité, il construit un tissu d’antagonismes si bien marqués que le système qui en découle étouffe toute velléité de mouvement.


Anna et son mari, tout d’abord : la blonde et l’obscur, la jeune et le vieux, la femme en attente de maternité et le mari déjà père d’un premier mariage, la parole spontanée face à la prière solennelle et récitée.
L’impossible communion de ce couple génère un monstre, une Phèdre moderne dont le seul tort sera d’ouvrir son cœur à l’épanouissement vers un amour interdit.


Mais Dreyer brouille perversement les cartes par l’entrée en jeu du thème de la sorcellerie. Certes, l’éveil à l’amour s’accompagne dans un premier temps d’une thématique de l’ouverture : on fuit les intérieurs carcéraux vers les vergers, les panoramiques étouffants vers les plans larges, la lumière artificielle et sacrée vers celle du soleil. Les échos des tableaux se répondent : d’abord derrière les croisées, assistant à la mise à mort sur le bûcher d’une sorcière, Anne est ensuite vue en transparence de la toile de sa broderie, puis en pleine lumière. Anne chante, Anne poétise, s’exprime par métaphores et danse discrètement la vie. « Est-ce une faute que d’aimer ? », demande-t-elle au fils de son mari devenu son amant. Mais l’initiation d’Anne à sa condition de femme porte le poids tragique de sa lignée : tout, dans son éveil à la passion amoureuse, peut être interprété comme la révélation de sa sorcellerie.


Cette double progression d’une ambiguïté trouble fait sourdre dans ce drame chrétien un souffle inédit, celui du film noir par l’éclosion de la femme fatale. Laissant libre cours à sa passion, Anne s’enveloppe de sensualité et d’effronterie, s’émancipe et se laisse enfin aller.


La complexité qui découle alors de cette métamorphose explique la tension croissante qui se loge dans les moindres regards, les ombres portées, le souffle du vent une nuit de tempête et l’attente fébrile que suscite chaque prise de parole. Véritable thriller psychologique, le récit imbrique avec une telle complexité les motivations de chacun qu’il devient impossible de distinguer un propos univoque. L’échange qui conduit à la mort d’Absalon est ainsi un chef d’œuvre d’ambivalence : c’est lui qui demande à son épouse si elle a souhaité sa mort, c’est lui encore qui lui donne les raisons qu’elle aurait de le faire. On remarquera en outre que le principal reproche qu’il admet qu’elle puisse lui faire est de n’avoir pas écouté ses désirs… Comment, dès lors, lui reprocher de laisser libre cours à son souhait de mort ? Et Absalon lui-même, qui, comme son nom l’indique, ne cesse de quérir l’absolution du péché qui a forcé Anne à devenir épouse, ne cherche-t-il pas ce châtiment ?


La noirceur finit donc par envahir absolument toutes les strates familiales. La véritable sorcière, pétrie de haine depuis les origines, est bien la belle-mère qui sortira en un sens victorieuse, et l’initiation amoureuse de Martin, être finalement veule, n’aura pour conséquence que le retour à l’ordre de la grand-mère sous l’égide d’un Dieu vengeur.


Au début du film, une cloche insistante ponctue le trajet, en montage alterné, de la sorcière vers la demeure du pasteur, annonce du bûcher qui l’attend. Lors des funérailles, cette même antienne reprend sa course lancinante, pour un nouveau cycle de vengeance, un nouveau jour de colère froide qui s’abattra sur la femme ayant prêté l’oreille à son cœur.


Tragédie sans appel, l’œuvre de Dreyer est donc tout sauf austère.


Elle palpite et s’écartèle, à l’image de cette éprouvante scène de torture d’une femme éperdue et humiliée qu’on accuse de sorcellerie.


Elle se lance vers les vergers, elle tente, en des temps obscurs, le pari de la passion authentique avant de reposer le lourd couvercle de l’ordre établi, d’autant plus étouffant qu’il a laissé échapper, quelques séquences durant, les effluves solaires d’un amour libre.

Sergent_Pepper
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le 12 déc. 2013

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